Quatre-vingt-deuxième numéro de Chemins d’histoire, premier numéro de la troisième saison
Émission diffusée le mardi 24 août 2021
Le thème : Nouveaux regards sur la Saint-Barthélemy (1572)
L’invité : Jérémie Foa, maître de conférences habilité à diriger des recherches à Aix-Marseille-Université, chercheur auprès de l’Institute for Advanced Study (Printeton, pour l’année 2021-2022, auteur de Tous ceux qui tombent. Visages du massacre de la Saint-Barthélemy, La Découverte, 2021.
Le canevas de l’émission
Le propos du livre. Quelle réflexion sur la Saint-Barthélemy ? Une réflexion qui « tourne le dos au Louvre » et qui « ignore longtemps Coligny et la reine mère », Catherine de Médicis (p. 9), même si bien entendu l’auteur bénéficie des travaux de Denis Crouzet, de Jean-Louis Bourgeon, de Nicolas Le Roux, d’Arlette Jouanna, de Barbara Diefendorf, etc. Une autre histoire de la Saint-Barthélemy ou plutôt une histoire des autres dans la Saint-Barthélemy, « du petit, du commun, du banal dans un événement qui ne l’est guère ». Une histoire de « vies minuscules » pour reprendre un vocabulaire cher à Philippe Artières.
Une recherche fondée sur des sources souvent délaissées. L’ouvrage s’inscrit dans une collection intitulée « À la source ». Quatrième volume de la collection (le premier est signé Arlette Farge, une autrice qui constitue une « inspiration majeure de mon travail », dit Jérémie Foa, note p. 305). Les minutes notariales, afin de « retranscrire le timbre de voix étouffées par la poussière des siècles » (p. 8). Les cartons des notaires de l’été 1572 ont été dépouillés, et au-delà. Les registres d’écrou de la Conciergerie de Paris. D’autres sources glanées en dehors de Paris et qui permettent d’appréhender la saison des Saint-Barthélemy dans les provinces. Une histoire attentive aux pleins et aux vides, soucieuse à l’indifférence, aussi surprenante, de la documentation. La Saint-Barthélemy n’est pas toujours visible dans les archives, voir p. 123 : « Toulouse est plus désespérante en son indifférence archivistique ».
Une réflexion qui voit émerger quelques idées majeures. La Saint-Barthélemy vue comme un massacre de proximité, « perpétré en métriques pédestres par des voisins sur leurs voisins » (p. 8). Le quartier comme théâtre et comme condition. La Saint-Barthélemy, sans être préméditée, a été préparée (voir p. 35-36). Explications.
Un ouvrage qui dessine un chemin particulier. L’auteur n’évacue pas le « je ». On voit Jérémie Foa lire, le soir, les Mémoires de l’Estat de France, un martyrologe protestant signé Simon Goulart. On voit Jérémie Foa aux Archives nationales (et pas seulement dans les remerciements, où l’auteur parle du CARAN ou Centre d’accueil et de recherche des Archives nationales comme « résidence secondaire de ces dernières années », p. 345). Des ponts s’établissent avec le présent, de manière parfois insolite (voir l’évocation de « Françoise, exécutée chez elle en novembre 1991 à Clermont-Ferrand » dans l’Auvergne de l’enfance de l’auteur, p. 12 ; cf. aussi la référence à la décapitation de Samuel Paty, p. 84). On voit Jérémie Foa rêver (« Une fois j’ai rêvé que je fouillais sous la Tour Eiffel », p. 101) et faire travailler son imagination (l’auteur évoque son imagination « vagabonde », p. 136 ; il dit plus loin : « L’imagination est le moteur premier de mes curiosités. Passerelle au-dessus du vide, elle ne comble pas le manque, ne remplace pas l’absent mais elle permet de m’en rapprocher, de me pencher, imprudent, au bord du précipice », p. 220). Histoire, imagination et hypothèses, acrobatie cautionnée par Gaston Bachelard. Une recherche qui n’évacue pas les émotions, bien au contraire, au service d’une certaine vision de l’histoire. Entendre les murmures des « souffrances lointaines de tant d’âmes étouffées » (Jules Michelet, citation p. 67). Chercher par l’histoire à « calmer les morts qui hantent le présent ». Une recherche portée par quelques obsessions, patronymique et orthonymique. « Déposer un peu de chair, aussi textuelle soit-elle, autour d’un nom, autour des signes, qui, perdus dans l’archive perdue d’un rayonnage perdu, se réfèrent à des êtres » (p. 92). Des noms souvent écorchés, « méconnaissables sous leurs méchants déguisements – l’armée des zombies paléographiques » (p. 92). « Redresser la paléographie, c’est redresser les torts, nommer les tueurs et les tués, attraper enfin dans les filets du savoir les âmes errantes du temps » (p. 100). Deux exemples : retrouver le nom de Maryse Robert et celui de l’horloger Pierre de Seyne, deux victimes de la Saint-Barthélemy. Explications. Une obsession pour les « marques » aussi. Retrouver les noms, retrouver les lieux, retrouver les visages, retrouver les corps. Une quête ! Lecture, p. 213. Une quête dont le titre (Tous ceux qui tombent. Visages du massacre de la Saint-Barthélemy) dit beaucoup. Référence au psaume 145 (« L’Eternel soutient tous ceux qui tombent, Et il redresse tous ceux qui sont courbés », traduction Louis Segond). Jérémie Foa cite aussi les Châtiments de Victor Hugo : « Historien, il faut avoir cette ‘sombre fidélité pour les choses tombées’ » (p. 81). Voir la couverture de l’ouvrage, d’après une gravure de Franz Hogenberg. Un ouvrage qui entrelace, de manière encore plus brillante qu’à l’accoutumée, de très nombreuses citations extraites des archives, de multiples références savantes puisées dans tous les champs disciplinaires et un positionnement personnel pleinement assumé, où se déploie la geste historienne.
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Une histoire des acteurs de la Saint-Barthélemy. Une micro-histoire de la Saint-Barthélemy, loin des figures les plus connues, à l’occasion de 26 chapitres qui sont autant de tranches de vies, du côté des victimes comme des bourreaux. Des saynètes, avec un goût pour les titres de chapitres qui rappellent des films ou des romans (et le renvoi à d’autres tragédies, celles du XXe siècle, « Les grands cimetières sous la tour Eiffel », « Au revoir les enfants », ou encore le dernier chapitre « Sans chagrin ni pitié », références explicites au roman de Bernanos, 1938, au film de Louis Malle, 1987, au documentaire de Marcel Ophüls, 1971).
Du côté des bourreaux. L’auteur identifie une série de tueurs. Voir ce que dit l’auteur pour Lyon (p. 186) : « Le massacre ne pousse pas ‘hors sol’, d’un ‘peuple’ en colère, indomptable et inconsidéré. Il est encadré, dirigé par de bons bourgeois de la ville, catholiques zélés qui rêvent depuis des années d’en découdre avec l’hérésie » (je souligne). Voir aussi ce qui est dit pour Paris, p. 128, où est reprise l’expression de « bons bourgeois », groupe opposé à un « peuple » fantasmé. Une idée qui prolonge les travaux de Barbara Diefendorf. Qui sont les tueurs ? A Paris, on peut citer, entre autres, les noms de Thomas Croizier, de Claude Chenet, de Nicolas Pezou. Quels profils ? Qui sont ces hommes ? A quels réseaux appartiennent-ils ? Dans quelle géographie parisienne s’insèrent-ils ? Voir p. 34 et s., p. 55 et s., p. 93 et s. Des tueurs dont le savoir-faire, si on ose dire, remonte aux années 1560 (interpellent protestants restés à Paris pendant la guerre entre 1567 et 1570). Des tueurs qui ne sont pas inquiétés après 1572 et qui sont même promus. Les massacreurs sont morts dans leurs lits, âgés et choyés par la vie, dit Jérémie Foa (p. 266). Tout cela écorne l’image irénique de Catherine de Médicis. On peut ajouter que l’auteur pointe le rôle des hommes d’Henri d’Anjou dans le massacre (voir p. 261 et l’hypothèse de Nicolas Le Roux). On voit qu’on revient à une interprétation générale de l’événement.
Du côté des victimes. Galaxie de portraits. Exemple de Loys Chesneau, humaniste, orientaliste, enseignant l’hébreu au collège de Tours, principal de ce collège de l’université de Paris, dont la vie connaît d’importantes tribulations à partir de 1562, qui court se cacher auprès de son ami Pierre de La Ramée, au collège de Presles, et qui est exécuté le 24 août 1572 (Ramus le sera le 26 août, chapitre « Sur le carreau », p. 67 et s.).
Mais il y a aussi les voisins qui sauvent, qui cachent, qui protègent (p. 169 et s.).
Quelques repères chronologiques

Lundi 18 août 1572 : célébration du mariage de Marguerite de Valois, sœur de Charles IX, avec son cousin Henri, roi de Navarre et chef réformé
Vendredi 22 août : attentat raté contre l’amiral de Coligny, blessé à la main droite et au bras gauche, par Charles de Louviers, seigneur de Maurevert ; les Guises sont les commanditaires désignés
Samedi 23 août, au soir : le roi Charles IX tient conseil ; autour de lui se trouvent Catherine de Médicis, René de Birague, garde des sceaux, le maréchal de Tavannes, le baron de Retz, les ducs de Guise et de Nevers ; « l’arrêt de mort des chefs protestants est signé » (Jérémie Foa, Tous ceux qui tombent…, p. 6)
Dimanche 24 août : aux petites heures, Coligny et une vingtaine de nobles sont assassinés ; le tocsin se met à sonner (Saint-Germain-l’Auxerrois, horloge du palais de justice), commence ce qu’on a parfois appelé « la seconde Saint-Barthélemy, celle du peuple de Paris » (Arlette Jouanna, La Saint-Barthélemy. Les mystères d’un crime d’Etat, 24 août 1572, Gallimard, 2007, p. 152) ; environ 3000 réformés seront assassinés à Paris, le 24 août et les jours suivants
Au total, environ 10000 protestants périssent. Des tueries ont lieu dans plusieurs villes du royaume (voir Arlette Jouanna, La Saint-Barthélemy…, p. 190) : La Charité-sur-Loire (24 août), Orléans et Meaux (25-29 août), Bourges (26-27 août et 11 septembre), Saumur et Angers 28-29 août), Lyon (31 août-2 septembre), Troyes (4 septembre), Rouen (17-20 septembre), Romans (20-21 septembre), Bordeaux (3 octobre), Toulouse (4 octobre), Gaillac, Albi et Rabstens (5 octobre).
Portrait d’un tueur : Thomas Croizier
Thomas Croizier apparaît comme « l’un des pires massacreurs de la Saint-Barthélemy » (Tous ceux qui tombent, p. 31). Il est tireur d’or, métier lié à l’orfèvrerie, qui consiste à tirer des fils d’or. Marié à Gabrielle Doullié, il a a trois filles. La galaxie familiale est marquée par une forme de catholicisme dévot. Thomas Croizier appartient à la confrérie des porteurs de la « châsse Sainte-Geneviève ». Bourgeois de Paris, il est « enseigne » dans la compagnie du capitaine Cousturier au sein de la milice parisienne. Entre 1567 et 1570, Thomas Croizier, avec d’autres (en particulier Claude Chenet et Nicolas Pezou), procède à de nombreuses arrestations de réformés, détenus à la Conciergerie. Ces années ont permis à Croizier d’accumuler expériences et savoir-faire : « La Saint-Barthélemy est l’aboutissement d’un spectacle qu’on répétait sans savoir qu’il se jouerait, mais l’espoir qu’il se donnerait » (ibid., p. 35). L’Histoire universelle de Jacques-Auguste de Thou mentionne un « Crucé [pour Croizier], homme d’une figure patibulaire et qui se vantait, en montrant son bras nu d’avoir égorgé, dans un seul jour, plus de quatre cents personnes » (passage cité, Tous ceux qui tombent…, p. 37). En 1572, Thomas Croizier habite la Vallée de Misère, aujourd’hui quai de la Mégisserie. L’Histoire universelle d’Agrippa d’Aubigné fait mention, en la Vallée de Misère, d’une « porte […] peinte de rouge, à laquelle les principaux massacreurs, comme [Jean] Tancho[u], [Nicolas] Pezou, [Thomas] Croi[zier] et [Jehan Du] Perier, estoyent durant les trois jours [des tueries] ou tout, ou partie d’eux. Là, on amenoit à l’entrée de la porte les misérables que ceux-ci recevoyent et menoyent sur des planches, par où on va aux moulins pour les précipiter entre deux piliers du pont » (passage cité, p. 47). Après 1572, Thomas Croizier rachète une maison sise rue Saint-Germain-l’Auxerrois, maison ayant appartenu à Mathurin Lussault, orfèvre réformé, victime de la Saint-Barthélemy, probablement sous les coups de Croizier lui-même. Selon Jacques-Auguste de Thou, à la fin de sa vie, Croizier, « bourrelé par les remords de sa conscience, […] se fit hermite et se retira dans un désert » (citation, p. 278). Jérémie Foa préfère conclure ainsi : « Mort dans son lit, Thomas Croizier ? Plus exactement, mort dans le lit de Mathurin Lussault, entouré de spectres, harcelé des revenances du passé. On ne se débarrasse pas de ses fantômes » (p. 279).
Quelques liens utiles
Voir, sur ces mêmes thèmes, les épisodes 23 et 80 de Chemins d’histoire (conversations avec Denis Crouzet) et l’émission 52 (entretien avec Jérémie Foa et Pochep).