Quatre-vingtième numéro de Chemins d’histoire, trente-huitième numéro de la deuxième saison
Émission diffusée le lundi 12 juillet 2021
Le thème : Un historien du XVIe siècle au travail
L’invité : Denis Crouzet, professeur d’histoire moderne à Sorbonne-Université, spécialiste de l’histoire du XVIe siècle et des guerres de Religion.
Le canevas de l’émission
Raconter l’histoire, se raconter (voir la conversation avec Natalie Zemon Davis, L’histoire tout feu tout flamme, Albin Michel, 2004). Comment devient-on historien ? Beaucoup ont répondu à cette question, en particulier l’un des maîtres de Denis Crouzet, Pierre Chaunu. Voir cette phrase de Chaunu, qui figure notamment dans les Essais d’ego-histoire, publiés en 1987 sous la direction de Pierre Nora : « Je suis historien, parce que je suis le fils de la morte et que le mystère du temps me hante depuis l’enfance ». Qu’en est-il pour Denis Crouzet ? L’histoire, un esprit de famille, au fil des générations. Arrière-grand-père maternel : Henri Hauser (1866-1946), professeur d’histoire économique et historien de la Réforme. Grand-père paternel : Maurice Crouzet (1897-1973), historien et inspecteur général. Père : François Crouzet (1922-2010), historien du Royaume-Uni contemporain dont Denis Crouzet a publié un texte inédit, coécrit par François Crouzet avec Lucien Febvre, Nous sommes des sang-mêlés. Manuel d’histoire de la civilisation française, Albin Michel, 2012. On peut ajouter à cette galaxie la propre épouse de Denis Crouzet, Elisabeth Crouzet-Pavan, médiéviste et professeure à la Sorbonne, et la fille de Denis Crouzet, Guillemette, elle-même historienne. L’histoire, une fatalité, un destin ? Comment les choses se sont-elles construites dans l’enfance et dans l’adolescence ?
Les études (à Paris, lycées Claude-Bernard, Janson-de-Sailly, Louis-le-Grand ; l’admissibilité à l’ENS, la Sorbonne). Élève professeur dès 1973 (intègre un Institut de préparation aux enseignements de second degré ou IPES), au titre de l’admissibilité à l’ENS. Agrégé d’histoire en 1976. Enseigne dans le secondaire jusqu’en 1979. Les premiers objets d’étude. Le mémoire de maîtrise avec Pierre Chaunu (soutenance en 1975). Quel en était le sujet ? Pourquoi travailler avec Pierre Chaunu ? Pierre Chaunu et le séminaire du mardi soir (voir ce qu’en dit Denis Crouzet dans Un historien dans ses lendemains : Pierre Chaunu, ouvrage dirigé avec Alain Hugon et publié aux Presses universitaires de Caen, en 2021). Comment la thèse d’État préparée en quelque dix années (de la fin 1978 au début de 1989, date de la soutenance) s’est-elle construite ? Quelle en était l’orientation au départ ? Comment l’objet a-t-il évolué ? Sur quelles sources Denis Crouzet s’est-il appuyé ? Avec quel bagage conceptuel, avec quelles lectures, avec quels maîtres, outre Pierre Chaunu et Denis Richet ?
Virgule
La thèse et ses résultats : une réflexion articulée autour des notions d’imaginaire, d’angoisse (eschatologique), de désangoissement. « L’imaginaire n’est pas qu’un conglomérat de représentations, il posséderait une manière d’autonomie qui le placerait au centre des mises en mouvement de l’histoire. Il serait un ‘acteur’ au sens où il secrèterait un dialogue entre ce qui le déstabilise, l’angoisse, et ce qui surgit vitalement pour proposer un mode alternatif de restabilisation, un désangoissement. » Denis Crouzet comprend ainsi qu’à la saturation eschatologique de la fin du XVe et du début du XVIe siècle répondent les constructions théologiques évangélico-érasmienne, luthérienne et surtout calvinienne (Calvin et la déseschatologisation du monde). Ce jeu agit tout au long du XVIe siècle et fabrique de la violence. Prédicateurs et théologiens attachés à l’Église romaine recomposent sans cesse les fantasmes eschatologiques en concentrant leurs discours sur la diffusion de l’« hérésie ». Un imaginaire sanglant s’impose face à des réformés qui rêvent d’une violence purificatrice. Les gestuelles de violence sont les signes émis par le langage de l’imaginaire. Spécificités des violences catholiques, liées à l’imaginaire de la fin des Temps. Pratiques de défiguration et d’animalisation. Du côté calviniste, l’iconoclasme comme rituel nécessaire du retour à la pureté de l’Église primitive. Paroxysmes et mutations des violences, de la Saint-Barthélemy à la Ligue. Une réflexion prolongée jusqu’à aujourd’hui (voir Les Enfants bourreaux au temps des guerres de Religion, Albin Michel, 2020, et l’épisode 23 de nos Chemins d’histoire).
Les mécaniques d’estompage de la violence et de l’angoisse. Instruments (par exemple le néo-stoïcisme puissant dans la propagande royale ; le mythe de l’âge d’or) et figures ou acteurs. Les « paradigmes de l’imaginaire de la paix », Michel de L’Hospital et Catherine de Médicis (livres de 1998, La Sagesse et le Malheur. Michel de L’Hospital, chancelier de France, Champ Vallon, et de 2005, Le « haut cœur » de Catherine de Médicis. Histoire d’une raison politique au temps du massacre de la Saint-Barthélemy, Albin Michel). Autour de Catherine de Médicis, figure irénique, pétrie d’un idéal néo-platonicien et érasmien, reine de concorde et de paix. Thématique explorée en particulier dans La Nuit de la Saint-Barthélemy. Un rêve perdu de la Renaissance, Fayard, 1994). « Essayer d’entraver le déchaînement des forces de passions, jusqu’à recourir à l’instrument du meurtre et du massacre quand l’histoire lui semblait se fermer à son utopie de paix royale », c’est l’hypothèse formulée par Denis Crouzet dans La Nuit…, un ouvrage qui a suscité de très importants débats et une polémique historiographique, notamment avec Jean-Louis Bourgeon (voir le compte rendu acerbe publié par ce dernier dans la Revue historique, en 1994).
Une œuvre qui cherche à comprendre les relations entre les individus et l’imaginaire ou des imaginaires. L’individu pris dans la tourmente des signes. Deux exemples : Christophe Colomb (Christophe Colomb. Héraut d’une apocalypse, Payot, 2006), témoin de la poussée eschatologique et de sa réception individuelle ; Charles Quint (Charles Quint, empereur d’une fin des temps, Odile Jacob, 2016), dont Denis Crouzet a proposé un décryptage métapsychologique, en particulier pour les années cruciales 1545-1552.
Une réflexion sur le religieux, l’imaginaire, la violence, qui dialogue sans cesse avec notre monde contemporain et avec les historiens du contemporain (voir Au péril des guerres de Religion. Réflexions de deux historiens sur notre temps, avec Jean-Marie Le Gall, PUF, 2015 ; voir aussi le dialogue avec Christian Ingrao par exemple, cf. l’épisode 77 de nos Chemins d’histoire).
Une école Crouzet ? Denis Crouzet, professeur à la Sorbonne depuis 1994, a dirigé le Centre Roland-Mousnier et l’IRCOM (Institut de recherches sur les civilisations de l’Occident moderne), a formé des dizaines d’étudiants, a encadré une quarantaine de doctorants, etc. Chemins.
Le XVIe siècle est un héros, un ouvrage à paraître chez Albin Michel. Et après ?
Quelques lectures
On peut lire divers textes de Denis Crouzet à partir de cette page ou de celle-ci.




Quelques ouvrages publiés par Denis Crouzet : Jean Calvin. Vies parallèles, Fayard, 2000 ; Charles de Bourbon, connétable de France, Fayard, 2003 ; Dieu en ses royaumes. Une histoire des guerres de Religion, Champ Vallon, 2008 (2015) ; Nostradamus. Une médecine des âmes à la Renaissance, Payot, 2011.