Emission 77 : Les regards d’un historien du nazisme, des violences de guerre et du temps présent, avec Christian Ingrao

Soixante-dix-septième numéro de Chemins d’histoire, trente-cinquième numéro de la deuxième saison

Émission diffusée le mardi 8 juin 2021

Le thème : Un historien du nazisme et du temps présent au travail

L’invité : Christian Ingrao, directeur de recherche au CNRS, auteur de Le Soleil noir du paroxysme. Nazisme, violence de guerre, temps présent, Odile Jacob, 2021.

Le canevas de l’émission

Un livre qui s’est écrit dans un état d’esprit particulier. Un mot allemand résume ce sentiment : das Uferlosigkeitsgefühl, ou le sentiment d’absence de rive ou de quai que peut ressentir un marin ou un nageur, une sorte de désorientation océanique. Autres sensations qui planent dès l’introduction : incomplétude et indétermination. Voir les concepts allemands de Unvollstandigkeit et Unbestimmtheit. Un livre qui est l’occasion de revenir sur un parcours intellectuel et sur l’œuvre construite par Christian Ingrao. Ce livre doit être lu avec le livre-conversation avec Philippe Petit. Voir Les urgences d’un historien, un texte publié aux éditions du Cerf en 2019. Nécessité d’un bilan, d’une pause d’ordre épistémologique, méthodologique, etc.

Un livre qui revient sur des enquêtes et des publications antérieures, en dessinant un chemin. A l’origine : l’habilitation à diriger des recherches, soutenue en 2016, avec comme garant Henry Rousso. La première enquête, celle qui est parue sous le titre de Croire et Détruire : les intellectuels dans la machine de guerre SS, un ouvrage paru chez Fayard en 2010. Cette enquête, c’est d’abord celle de la thèse soutenue en 2001, à Amiens, sous la direction de Stéphane Audouin-Rouzeau et de Gerhard Hirschfeld. Une enquête d’histoire culturelle du nazisme. Une enquête qui part d’une biographie de groupe de 80 personnes et aboutit à une sorte d’anthropologie sociale de l’émotion nazie. La notion de croyance, dénomination la plus commode de cet ensemble de représentations intériorisées par les militants nazis. Enquête qui permet de caractériser le nazisme comme un système culturel prenant en charge une angoisse eschatologique née durant la Première Guerre mondiale perçue comme une guerre visant à l’anéantissement de l’Allemagne en tant qu’État et en tant qu’entité biologique. Le nazisme, tel qu’intériorisé par ses militants, est aussi une promesse, celle de l’avènement, dans le cadre d’un Lebensraum conquis à l’Est, d’une empire millénaire doté d’une société harmonieuse. Les emprunts à l’anthropologie structurale (beaucoup de noms d’anthropologues cités dans l’ouvrage. Angoisse, désangoissement, espérance, promesse, les emprunts au vocabulaire religieux, à l’historiographie des religions à l’époque moderne et aux travaux de Denis Crouzet (Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion, au premier chef, Champ Vallon, 1990, voir la citation de la p. 41 et la mention du trio Dupront-Chaunu-Crouzet, trio souvent cité dans l’ouvrage, pas les seuls modernistes, cf. Ginzburg, et sa contribution à l’anthropologie du croire, p. 166, voir aussi la mention de Jean Delumeau, p. 262). Des intellectuels qui deviennent des génocidaires. Exemples (Behrends, Ehrlinger, par exemple, qui a passé la Seconde Guerre mondiale à sillonner l’Europe de l’Est au sein des Einsatzgruppen pour massacrer les juifs) et structures (les Einsatzgruppen). Une deuxième enquête, objet d’un livre paru dès 2006, Les Chasseurs noirs. La brigade Dirlewanger, Perrin, 2006, une recherche sur une unité de SS dont le recrutement se fondait initialement uniquement sur des braconniers et des criminels cynégétiques. Poser la question du consentement, creuser l’idée d’une violence démonstratrice, rentrer dans certaines des composantes de l’imaginaire nazi. La troisième enquête, publiée en 2016, La Promesse de l’Est. Espérance nazie et génocide, 1939-1943, Seuil, 2016, recherche sur l’« utopie » nazie, sa volonté de coloniser et de germaniser les immenses espaces conquis à l’est. Exemple de la région autour de la ville de Zamosc (à quelque 90 km au SE de Lublin, en Pologne) et de sa région et des politiques qui y sont menées (germanisation et génocide). Le déterminisme racial nazi avait rêvé une région nordique, agraire et coloniale. Il a, en lieu et place, déclenché les feux de la haine et de multiples guerres de l’entre-soi (p. 49).

Virgule

Une difficulté (qui a parfois tourné à l’aporie pour Christian Ingrao) a surgi dans le chemin de la recherche : Comment saisir dans le même regard l’expérience des protagonistes et les déterminants structurant le phénomène qu’ils traversent ? Le livre est né du ressassement de cette question, a confié l’historien à Philippe Petit.

Pour avancer, la nécessité de pratiquer des pas de côtés, des décentrements, liés à la physique quantique ou aux conditions de l’innovation en histoire sociale française contemporaine. Sens et portée de ces pas de côté. Avec la plongée dans le monde quantique, comprendre qu’on ne pourra jamais saisir dans le même mouvement et avec le même degré de précision ce qui d’une part, est de l’ordre du socialement ancré, du réticulé, de l’organisation sociale du matériel, autrement dit du corpusculaire et, de l’autre, ce qui se diffuse par le discursif, de l’ordre de l’échange, du communicationnel, des représentations et des imaginaires, et donc de l’ondulatoire (p. 93). Comprendre aussi les mutations d’un champ historiographique, la naissance/déliaison de l’histoire culturelle, un paysage devenu un « archipel » (p. 147).

Quels outils conceptuels ? Quelles démarches ? Le concept de paroxysme, exploré à l’occasion d’un séminaire en commun avec Quentin Deluermoz et Hervé Mazurel : le point le plus aigu d’un phénomène, la séquence la plus aiguë d’une affection. Multiplicité des expériences paroxystiques. Exemples (concert de U2 à la mi-temps du Super Bowl de 2002, pratique de l’abattoir moderne, exécution de Ravaillac, en 1610, voir p. 157). Comment saisir le paroxysme ? Repérer des formes moins verbalisées d’expériences difficilement saisissables (la marque du paroxysme serait la non-verbalisation ou la sous-verbalisation par les acteurs). Trouver des outils pour contextualiser le paroxysme. Isoler le paroxysme. Que cela signifie-t-il ? Appréhender un certain nombre de dispositifs sociaux de mise à mort comme générant du clivage et de la dénégation (concepts freudiens, Spaltung et Verneinung). Lecture, p. 161-162. Mettre au jour les basculements (exemple de Walter Mattner, jeune officier de police autrichien, qui raconte son premier massacre, celui des 2300 juifs du ghetto de Moghilev, en Biélorussie, à sa femme, en 1941, p. 168). Paroxysme et entre-soi, quelle articulation ? Comprendre comment les expériences paroxystiques traversées par les êtres et les groupes ont pu interagir avec les processus de construction et d’évolution des groupes d’appartenance

Tester une nouvelle approche sur deux objets saturés de paroxysme : le suicide comme sortie de guerre (en Allemagne et au Japon, en 1945) et l’urgentisme au filtre des attentats du 13 novembre 2015, à Paris. Pourquoi ces choix et que nous disent-ils des chemins à venir de Christian Ingrao ?

Conclusion : « Ne demandez pas qui nous sommes, ni d’où nous venons ; nous sommes la Cohorte de ceux qui fixent sans ciller le soleil noir du paroxysme. » Nous ?

Melancolia I, gravure d’Albrecht Dürer (1514)

Quelques compléments

Une conversation éclairante entre Christian Ingrao et Nicolas Patin autour du Soleil noir du paroxysme, pour le compte de la librairie Mollat (Bordeaux) ;

Un entretien entre Christian Ingrao et Philippe Petit pour le compte de l’hebdomadaire Marianne ;

Christian Ingrao a participé à l’édition critique de Mein Kampf, parue sous le titre Historiciser le mal chez Fayard en 2021.

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