Emission 84 : Les mondes de l’esclavage, avec Paulin Ismard et Cécile Vidal

Quatre-vingt-quatrième numéro de Chemins d’histoire, troisième numéro de la troisième saison

Émission diffusée le dimanche 12 septembre 2021

Le thème : Les mondes de l’esclavage, de la Préhistoire à nos jours

Les invités : Paulin Ismard, professeur d’histoire ancienne à Aix-Marseille Université, et Cécile Vidal, directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, directeur et coordinatrice de Les Mondes de l’esclavage. Une histoire comparée, Seuil, 2021.

Le canevas de l’émission

Genèse d’un projet. Un projet dont l’idée revient à Paulin Ismard, dans la continuité de travaux sur l’esclavage à Athènes et en Grèce ancienne. Un livre qui paraît « alors que la prise de conscience du passé esclavagiste est chaque jour plus aiguisée au sein de la société française » (première phrase de l’introduction, p. 7). Un projet qui paraît 20 ans après la loi Taubira (2001) qui reconnaît la traite transatlantique comme un crime contre l’humanité. Un projet au long cours dont le résultat est un livre de près de 1200 pages. Un projet ambitieux porté par 71 auteurs (y compris le directeur, les coordinatrices et la postfacière, Léonora Miano), 46 hommes, 25 femmes. Sur les 71 auteurs, 27 sont rattachés à une institution française (universités, CNRS), les autres à des institutions étrangères (singulièrement le Royaume-Uni et les Etats-Unis mais aussi l’Afrique du Sud (3 représentants), le Kenya (2) ou encore le Mexique (1). Les traducteurs et les traductions. Des historiens en majorité, mais aussi des anthropologues, sociologues, politistes, économistes, juristes, etc. Le projet éditorial. Des chapitres de taille variable et sans notes, la plupart du temps. Des index, des cartes mais pas d’illustrations (sauf première de couverture). L’organisation du livre. Trois parties : Situations (50 chapitres pour un total de 384 pages) ; Comparaisons (26 chapitres, pour 392 pages) ; Transformations (17 chapitres, pour 265 pages). La première partie déploie l’histoire du fait esclavagiste sous la forme de « scènes et de présences » sur des territoires très variés et à des échelles temporelles diverses. Dépasser ou aller au-delà de cette mosaïque en multipliant les comparaisons, objet de la deuxième partie : 26 chapitres, 5 auteurs seulement, 9 chapitres sont rédigés par Paulin Ismard, 9 par Cécile Vidal. La geste comparatiste : lutter « contre les effets délètes de la spécialisation académique ». Des fenêtres de réflexion sur le genre, la propriété, la mort, le travail, la parenté, la violence, la dette, l’affranchissement, etc. La troisième partie entend « éclairer les ruptures transformatrices des sociétés esclavagistes au cours de l’histoire », jusqu’aux redéfinitions contemporaines de l’esclavage. Cette partie intègre la question des réparations et celle des mémoires, jusqu’au mouvement de déboulonnage des statues en rapport avec l’esclavage et la colonisation.

Les contours d’un projet (1). Dans l’introduction, Paulin Ismard pose la question de la définition de l’esclavage et distingue deux conceptions « substantiellement différentes ». La première fait porter l’accent sur le droit de propriété qu’exerce le maître sur l’esclave. Le critère de la propriété permettrait de différencier l’esclavage d’autres formes de dépendance (servage ou d’autres formes de travail forcé). Voir ce que dit la Convention de Genève de 1926 : « L’esclavage est l’état ou condition d’un individu sur lequel s’exercent les attributs du droit de propriété ou certains d’entre eux ». La deuxième définition insiste sur l’acte de désocialisation et d’exclusion dont procède l’esclavage. Selon la formule d’Orlando Patterson, le déshonneur et la mort sociale seraient constitutifs de toute forme d’esclavage. Ces deux définitions ne sont pas forcément contradictoires (elles pointent une forme d’altérisation radicale de l’esclave). Le droit international contemporain, d’ailleurs, élargit la notion de droit de propriété. C’est ce que montre Jean Allain (voir une décision de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, du 20 octobre 2016, texte cité p. 996). Abandonner une définition universelle de l’esclavage qui n’a guère de sens, adopter une analyse en termes de gradients variant selon les époques et les situations. « Il en va de l’esclavage comme de ces concepts nécessairement ‘flous’, dont le sens ne s’éclaire que dans des contextes particuliers d’énonciation » (p. 13).

Les contours d’un projet (2). Une histoire des mondes de l’esclavage et pas seulement de la traite et de l’esclavage. Penser à nouveaux frais la notion de sociétés esclavagistes, en reprenant les travaux de Moses Finley (qui en 1968, distinguait sociétés à esclaves et sociétés esclavagistes), mais aussi (avant et après lui) d’Elsa Goveia, de Keith Hopkins, de Noel Lenski, l’un des coauteurs du livre. Une société esclavagiste est une société dont les différentes composantes ne cessent de travailler à la reproduction de l’institution esclavagiste qui assure sa survie (p. 14). Dans la conclusion de l’ouvrage, Orlando Patterson détermine le passage d’une société à esclaves à une société esclavagiste en examinant le degré de dépendance structurelle à l’égard de l’institution esclavagiste. Une dépendance dont il examine la nature, l’étendue, la direction. Patterson en vient à recenser les principaux prototypes de sociétés esclavagistes au fil de l’histoire (liste p. 1072). La question des frontières entre travail forcé et esclavage est posée (le « régime du caoutchouc » dans le Congo de Léopold II peut être qualifié d’esclavage selon Reuben Loffman). 

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Quelques points saillants de l’ouvrage (1). Naissances. Présence de l’esclavage dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs ? Difficile à dire. La révolution néolithique marque-t-elle la naissance de l’esclavage (question posée par Jean-Paul Demoule) ? Voir ce que nous dit l’archéologie funéraire. Au début du IVe millénaire avant notre ère, on peut commencer à parler des « morts d’accompagnement ». S’agit-il de serviteurs ou d’esclaves ? Naissance des sociétés esclavagistes dans la Méditerranée archaïque. L’esclavage est un phénomène répandu dès le début du Ier millénaire av. JC, dit Julien Zurbach. Esclavage pour dettes et esclavage-marchandise : quelle articulation ? Un texte de Théopompe de Chios (IVe siècle av. J.-C., texte cité par Athénée de Naucratis, un Grec vivant à Rome au tournant du IIe et du IIIe s. ap. J.-C., dans une traduction d’ailleurs légèrement différente, texte cité par Julien Zurbach, p. 811, et par Paulin Ismard, p. 45) dit la priorité de Chios dans cette affaire. Est posée la distinction entre les esclaves d’origine barbare achetés à prix d’argent (innovation chiote) et des populations asservies à titre collectif au terme d’une conquête territoriale. Ce texte permet de comprendre aussi que le choix de l’esclavage-marchandise procède de logiques différentes selon que l’on se trouve à Chios ou à Athènes. Explications.

Quelques points saillants de l’ouvrage (2). Autour de la notion de traites. De l’ambiguïté de la notion de « traite musulmane », qui engloble traites et flux de commerce d’esclaves de natures différentes. La traite transsaharienne (6 à 7 millions d’esclaves, p. 717, pour 1250 années d’existence, voir aussi le chapitre proposé par Paulo Fernando de Maraes Farias, ou le chapitre de Craig Perry dans la troisième partie, p. 123 et s. et 847 et s.). La spécificité de la traite transatlantique. Entre 1501 et 1867, 12,5 millions d’Africains sont déportés aux Amériques.

Quelques points saillants de l’ouvrage (3). Abolitions. Comment et selon quels processus passe-t-on de logiques de l’altérisation à une logique fondée sur l’égalitarisme et l’universalisme ? La révolution abolitionniste, ses courants, son ambiguïté fondamentale (les empires européens fondent leur droit d’intervention au nom de leurs convictions abolitionnistes, p. 980), ses conséquences (redéfinition et rétrécissement sémantique de l’esclavage : « Pour que l’abolitionnisme s’affirme comme un impératif moral transnational, l’esclavage devait être assimilé à la forme la plus odieuse d’exploitation », Benedetta Rossi, p. 984).

Épilogue : une histoire réparatrice, en particulier pour l’Afrique et les Africains ? Une histoire émancipatrice. Voir le texte de Léonora Miano qui ferme le livre. Les Mondes de l’esclavage et ses publics.

Au Centre caribéen d’expressions et de mémoire de la traite et de l’esclavage, à Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe, en 2015
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