Emission 75 : La guerre des paysans vue par Friedrich Engels, avec Rachel Renault

Soixante-quinzième numéro de Chemins d’histoire, trente-troisième numéro de la deuxième saison

Émission diffusée le dimanche 23 mai 2021

Le thème : La guerre des paysans vue par Friedrich Engels

L’invitée : Rachel Renault, maîtresse de conférences à Le Mans-Université, qui a assuré la réédition de La Guerre des Paysans en Allemagne, un texte de 1850 signé Friedrich Engels, Les Editions sociales, 2021, dans la traduction d’Émile Bottigelli et avec une préface de l’écrivain Eric Vuillard.

Le canevas de l’émission

Découvrir le texte d’Engels. Rappel initial : la guerre des paysans, expression assez inexacte (en allemand Deutscher Bauernkrieg) qui désigne une révolte qui a lieu dans les territoires du Saint Empire romain germanique, en Suisse, en Autriche. Des paysans prennent les armes, clament leur adhésion à la Réforme luthérienne et leur volonté de bouleverser l’ordre politique, économique et social. Les premières révoltes apparaissent dans le Wurtemberg, autour du lac de Constance, en Souabe, avant de s’étendre (printemps 1525, les troubles ont gagné toute la partie méridionale de l’Empire, de l’Alsace jusqu’au Tyrol et la région de Salzbourg en passant par la Souabe supérieure et en s’étendant encore vers la Franconie et la Thuringe). Revendications résumées en une forme de manifeste, douze articles consignés dans un petit libelle de quatre feuillets publiés en mars 1525, libelle qui circule intensément. Texte rédigé principalement par un pelletier de la ville de Memmingen (Bavière auj.) et par un prédicateur Christoph Schappeler, influencé par Zwingli. Revendications anciennes (suppression du servage, maintien des forêts communales) et nouvelles (droit de choisir son pasteur). Luther, d’abord silencieux, appelle d’abord à la paix tout en récusant aux paysans le droit de se soulever (avril 1525). Très vite (mai 1525), il s’élève « contre les bandes criminelles et meurtrières des paysans » et appelle à la répression. « C’est pourquoi, chers seigneurs, délivrez, sauvez, secourez, ayez miséricorde de ces pauvres gens. Poignardez, pourfendez et égorgez à qui mieux mieux […]. Si tout cela paraît trop dur à quelqu’un, qu’il songe que la rébellion est chose intolérable, et qu’à tout moment il faut s’attendre à la destruction du monde. » Le mouvement est écrasé dès mai 1525 (batailles de Böblingen, de Frankenhausen, de Saverne et de Königshofen). Le 27 mai est exécuté Thomas Müntzer, figure majeure du mouvement, pasteur, prédicateur, qui suscite un soulèvement à Mühlhausen (Thuringe). Le mouvement se prolonge quelque peu cependant, notamment au Tyrol.

La guerre des paysans intéresse le jeune Engels (1820-1895). Son texte paraît en 1850, dans la Nouvelle gazette rhénane. Revue politique et économique, alors qu’il est à Londres, avec Karl Marx, soit deux ans après la publication du Manifest der kommunistischen Partei. On connait peu de choses de la genèse du texte de 1850, qui veut « conférer au mouvement révolutionnaire allemand la conscience de ses précédents et de son épaisseur dans le temps ». Le texte est construit sur de nombreux allers-retours entre 1525 et 1848. Mettre le matérialisme historique, récemment défini, à l’épreuve d’un cas empirique. Voir p. 100 : la guerre des paysans est vue comme une « anticipation en imagination du communisme » et « des conditions bourgeoises modernes ». Anachronisme ou appréhension du passé avec les interrogations du présent, au fondement de la geste historienne. Au cœur de l’analyse qui compare les groupes sociaux et leurs attitudes respectives en 1525 et en 1848 : la dimension relationnelle des rapports sociaux, la lutte des classes, ce qui ne signifie pas que la structuration des sociétés anciennes en ordres est oubliée. Lecture, p. 91. Le plan suivi par Engels (après les préfaces de 1870 et de 1874, 7 points évoqués, p. 254).

Virgule

Quelques grands thèmes structurant l’ouvrage (1). La religion apparaît toujours comme le « masque » d’intérêts économiques et sociaux. Réticence très forte d’Engels vis-à-vis du prophétisme religieux de Müntzer. Une analogie entre Müntzer et Wilhelm Weitling (1808-1871), défenseur d’un communisme pétri de christianisme. Intéressant aussi de constater qu’à la fin de sa vie, Engels a nuancé sa pensée (il reconnaît avoir sous-estimé le rôle des logiques religieuses, veut constamment faire évoluer son texte, voir les annexes). Le prophétisme mystique comme un stade « primitif » du développement révolutionnaire. Lecture, p. 112-113. Cependant, les choses sont complexes. Certes, la cause principale de la guerre des paysans n’est plus la Réforme mais les différenciations dans la structuration sociale, c’est pourtant bien seulement sous l’influence de la Réforme que des « camps » sociaux se structurent idéologiquement, l’un « bourgeois » autour de Luther, l’autre « plébéien » autour de Müntzer. Le rapport entre idéologie et intérêts matériels reste « un nœud irrésolu » dans le texte (p. 29).

Quelques grands thèmes structurant l’ouvrage (2). Une réflexion sur la question nationale allemande. La question de l’impossible unité politique de l’Allemagne, au XVIe comme au XIXe siècle. La tendance allemande à l’État lilliputien (« deutsche Kleinstaaterei »), régulièrement dénoncée depuis le début du XIXe siècle, notamment par Hegel. Le paradigme hégelien (le Saint Empire et le pouvoir de l’empereur sont présentés comme étant à l’agonie au début du XVIe siècle) : le texte de F. Engels est marqué par cette vision. On a chez Marx et Engels l’idée d’un Sonderweg allemand caractérisé par un retard dans le processus de modernisation imputable à la fragmentation territoriale et à la « trahison » de la bourgeoisie allemande, ralliée aux hobereaux. Précisons que, pour Engels (et contrairement aux historiens de l’école dite borussienne), l’Empire est le garant de l’unité de la nation allemande. Les grands princes et une certaine bourgeoisie ont le mauvais rôle. Mais l’ouvrage n’est pas caricatural pour autant, il restitue avec finesse les réseaux d’opposition entre les divers groupes et fractions de groupes sociaux dans l’Empire.

Les sédimentations historiographiques. Quelles interprétations depuis le XIXe siècle ? Une menace de destruction de l’ordre social et politique, l’image d’une foule déchainée qui prime jusqu’aux années 1830.  Regard qui évolue dans un sens plus favorable aux paysans, avec les travaux de Friedrich Oeschsle (redécouverte du rôle de Wendel Hipler) et ceux de Wilhelm Zimmermann (1807-1878). Engels s’inscrit dans cette tradition. Le texte d’Engels ne connaît qu’une réception très timide dans les milieux académiques (l’interprétation luthérienne de la guerre des paysans triomphe, travaux de Leopold von Ranke). Regain d’intérêt pour la guerre des paysans au début du XXe siècle, sous l’influence des idéologies völkisch et nazie. Voir les travaux de Günther Franz (1902-1992, membre du parti nazi, des SA, de la SS, texte majeur de 1933, qui inscrit le conflit dans le cycle des soulèvements populaires pour la défense des « anciens droits » germaniques du peuple allemand). Interprétation discutable, mais gros travail documentaire. Avec Peter Blickle (1938-2017, assistant de Franz), la guerre des paysans est vue comme une « révolution de l’homme du commun », par opposition à la tradition marxiste d’une « révolution pré-bourgeoise » portée par les historiens de la RDA au même moment (voir Max Steinmetz, 1912-1990), travaux parfois caricaturés. Quels regards historiographiques aujourd’hui ?

La Guerre des paysans en Allemagne par Engels, un texte fondateur du point de vue de l’épistémologie et de la méthodologie. « Un livre résolument moderne », dit Eric Vuillard, auteur de La Guerre des pauvres (2019, Actes Sud) et préfacier du présent ouvrage (p. 9). Qu’en pense Rachel Renault ?

La Nouvelle revue rhénane, dans laquelle paraît le texte de Friedrich Engels, en 1850