Emission 71 : Moines et démons au début du XIIIe siècle, avec Jean-Claude Schmitt

Soixante-et-onzième numéro de Chemins d’histoire, vingt-neuvième numéro de la deuxième saison

Émission diffusée le dimanche 18 avril 2021

Le thème : Moines et démons en Allemagne du Sud vers 1200

L’invité : Jean-Claude Schmitt, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, auteur de Le Cloître des ombres. Suivi de la traduction française du Livre des révélations de Richalm de Schöntal, avec la collaboration de Gisèle Besson, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 2021.

Le canevas de l’émission

Ouverture. L’historien face aux sources. Lecture des premières lignes de l’introduction (p. 11). Le truffier et le parachutiste (Emmanuel Le Roy Ladurie, d’après un entretien sans date, « il y a deux catégories d’historiens, ce que j’appellerais le truffier et le parachutiste. Le parachutiste, bon, c’est un mauvais souvenir de la guerre d’Algérie, c’est celui qui ratisse les djebels ou alors, plus poli, celui qui domine, et donc qui essaie de faire une vision très, très complète, si vous voulez, disons Michelet, et puis le truffier, c’est celui qui cherche une petite pépite et qui est très précieuse »). La pépite : Le Livre des révélations du moine et abbé Richalm de Schöntal, mort le 2 ou le 3 décembre 1219.

Le Liber, un texte connu des historiens médiévistes depuis peu de temps (édition fautive du XVIIIe siècle, édition de 2009 de Paul Gerhard Schmidt, lequel a colligé l’ensemble des manuscrits du Liber qui ont survécu). Un texte-microcosme (p. 14), « condensant la plupart des thèmes » qui ont occupé Jean-Claude Schmitt au fil de ses recherches. Un texte qui permet de comprendre la culture de Richalm et de la communauté monastique à laquelle il a appartenu.

Présentation générale du Liber Revelationum, écrit en latin, vers 1219, par un moine anonyme de Schöntal, le frère N., disciple fidèle de l’abbé Richalm, livre qui commence ainsi : « Ce sont les révélations de mon très cher et très proche abbé de bonne mémoire Richalm, que j’ai toutes transcrites de sa bouches, telles qu’il les a mises pour moi par écrit sur la cire pour leur plus grande part. Toutes, il me les a confiées de bouche à oreille et les a approuvées après que je les avais transcrites, mais par précaution contre la vaine gloire il m’a interdit de les rendre publiques avant ma mort. » (p. 279). Richalm n’est pas l’auteur, il parle plus qu’il n’écrit. C’est le frère N. qui transcrit ce qui est dicté par R. A quel genre appartient le Liber ? Comment se présente-t-il ? Un dialogue, une somme d’observations décousues, faites sur le vif, concernant l’emprise des bons et des mauvais esprits sur la vie quotidienne des moines. « « Un dialogue auquel se mêlent les voix des démons » (p. 48)… avec de multiples citations. Le dialogue n’occupe qu’une partie du Livre des révélations (chapitres 1 à 83). D’autres éléments, du chapitre 84 au chapitre 174. Du chapitre 84 au chapitre 159, le frère N. raconte, en général à la troisième personne, les révélations dont Richalm a bénéficié. Le Liber comprend également une réfutation, par le frère N., d’une version non autorisée de son ouvrage (chapitres 163 à 173).

L’abbaye cistercienne de Schöntal. Dans la vallée de la Jagst, un affluent du Neckar, à quelque 100 km au nord-est de Stuttgard, auj. dans le Land de Bade-Wurtemberg). Une abbaye cistercienne fondée en 1157, quatre ans après la mort de Bernard de Clairvaux. Du monastère de Richalm il ne reste rien aujourd’hui (reconstruction baroque). Imaginer les lieux. Les marqueurs du temps dans le Liber (voir le tableau, p. 87-88). Au XIIIe siècle, une trentaine ou une quarantaine de frère, sans compter les convers. Vie de la communauté d’après le Liber, lequel en dit beaucoup sur les revenants que sur les vivants ! La discipline des corps dans le monastère.

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L’envers du décor ou l’autre face du monde : les « êtres de croyance, invisibles, mais tout proches, qui cohabitent avec les moines et ne leur laissent aucun répit ». Les saints, la Vierge, le Christ : quelles représentations ? Les « bons esprits » et les « démons ». Une commune origine angélique. Pas facile de les distinguer, mais Richalm excelle à repérer leur présence invisible. Ce que sont, font et disent les bons esprits et les démons, thématiques abordées dans le chapitre intitulé « La réalité augmentée ». Au Moyen Age, « la perception par les cinq sens ne se limite pas aux objets, mais les traverse en quelque sorte pour saisir, à travers un monde d’apparences, la ‘vraie’ réalité des choses et des êtres » (p. 18). Le Liber fait pénétrer le lecteur ou l’auditeur dans un monde labile de visions, de sons, d’odeurs et de saveurs dont la matérialité s’impose tout en se dérobant dans un vocabulaire de la semblance et de l’analogie » (p. 219). Les deux sens les plus sollicités dans le Liber : la vue et l’ouïe. Entendre : sonus, vox, loquela. Comment un homme (Richalm) peut-il entendre la voix des démons ? Richalm interprète des bruits, des sons extérieurs ou intérieurs, des voix et des paroles des démons que les autres ne perçoivent pas ou mal. Les voix à travers les corps. La toux, les crachements, les expectorations, les sifflements. Lecture, p. 317. Voix extérieures et intérieures ? Le savoir de Richalm.

Comment interpréter le Livre des révélations ? Dialogue avec la psychanalyse. Richalm, un très grand malade qui souffre dans toutes les parties de son corps et qui se plaint d’insomnies et de pertes de mémoire ? C’était l’idée de Paul Gerhard Schmidt. Une explication trop simple. S’interroger plutôt, dans un dialogue avec d’autres disciplines, sur l’ontologie caractéristique de la culture médiévale à l’époque de Richalm, telle que le Liber permet de la définir. L’homme ne saurait se définir, au Moyen Age, comme le sujet autonome qu’il prétend être dans notre modernité. Il entre dans une relation de type analogique avec le reste de la Création, médiatisée par les esprits et surtout les démons qui le persécutent sous des formes variées (p. 18). Retour sur la notion d’analogie. Une lecture analogiste du Liber. Les démons « sont les médiateurs obligés des relations qui assurent les correspondances analogiques entre les hommes et le reste du monde visible ou invisible » (p. 269). Les démons ne sont pas de simples objets de croyance, distincts du sujet croyant. Les démons « adhèrent » au corps des moines. Explications sur cette ontologie chrétienne de type analogiste. Paradoxe de la fin du temps qui ancre l’expérience des moines de Schöntal dans les temps médiévaux mais qui souligne aussi des lignes de continuité avec les temps présents (« Le destin des moines, […] sous une forme extrême, est-il si différent de celui des hommes ordinaires, hier et aujourd’hui ? », p. 273).

Un compte rendu complémentaire

Voir le compte rendu de l’ouvrage, texte signé Nicolas Weill et paru dans Le Monde, le 22 avril 2021.

L’abbaye de Schöntal (Bade-Wurtemberg) aujourd’hui
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