Soixante-sixième numéro de Chemins d’histoire, vingt-quatrième numéro de la deuxième saison
Émission diffusée le mercredi 24 mars 2021
Le thème : Une histoire des avant-gardes
L’invitée : Béatrice Joyeux-Prunel, professeure à l’université de Genève, autrice de Naissance de l’art contemporain. Une histoire mondiale (1945-1970), éditions du CNRS, 2021.
Le canevas de l’émission
Le livre publié en 2021 dans le cadre d’une enquête sur les avant-gardes artistiques depuis les années 1840 (les deux premiers volumes sont parus chez Gallimard, pour les périodes 1848-1918 et 1918-1945). Faire l’histoire d’une catégorie sur la longue durée. De quoi l’avant-garde est-elle le nom ? Le point sur les mots et les concepts : outre avant-gardes (groupes se prétendant novateurs, ou considérés comme tels, et qui furent parfois réellement à contre-courant des pratiques artistiques dominantes de leur époque), art moderne, modernité, art contemporain. Une « approche transnationale et sociale, volontairement transversale, distante et comparatiste ». Un récit qui n’est pas focalisé sur un centre. Mettre en valeur les « périphéries artistiques ». Sortir de logiques nationales, pour privilégier notamment une approche métropolitaine. Une approche géopolitique, transnationale et connectée (voir l’index des lieux qui complète l’index des noms de personnes) mais qui n’ignore pas le caractère localisé de son point de vue (l’autrice reste imprégnée par la culture française et occidentale).
Quels acteurs dans cette Histoire mondiale de l’art contemporain. Les artistes, les collectionneurs, les mécènes, les marchands, les experts, les conservateurs, les historiens de l’art, etc. ? De l’importance des générations ?
La notion de « marché » (voir le titre de la troisième partie, « Le marché des avant-gardes »), lequel peut broyer les artistes les plus fragiles. Exemple de Nicolas de Staël (1913-1955), qui se défenestre à Antibes, en mars 1955 (« le marché récupérait tout et broyait les plus fragiles », p. 98).
Travailler sur les circulations. Relativiser les classements esthétiques catégoriels et catégoriques, jamais étanches : cubisme, expressionnisme, abstraction, surréalisme, néodadaïsme, Nouveau Réalisme, pop art, art optique et cinétique, nouvelle figuration…
Le cahier iconographique central. Que dit-il de l’ouvrage, avec ses 40 « figures » (reproduction d’œuvres, d’œuvres et d’artistes en situation, on y voit par exemple Jackson Pollock dans son atelier en 1950, ou Jean Dubuffet à New York, 1951-52). Coup de cœur pour une œuvre de Pauline Boty, une artiste pop britannique (1938-1966), une œuvre datée de 1964 et intitulée It’s a Man’s World I, une œuvre qui détourne la stratégie esthétique de la série, ici en vis-à-vis de la série d’Andy Warhol, Ethel Scull 36 Times, 1963, en surimposant sur un paysage antique les visages successifs d’hommes de temps et de cultures très divers, et pour une œuvre d’un artiste argentin, Léon Ferrari (1920-2013), La Civilisation occidentale et chrétienne (1965), où l’on voit le corps d’un crucifié sur un avion de chasse étatsunien en train de piquer vers le sol, avec une référence évidente à la guerre du Vietnam.


Jackson Pollock et Jean Dubuffet dans leurs ateliers au début des années 1950
Virgule
Point de départ : 1945. L’Europe est en ruines, la peinture aussi ; deuil collectif et culpabilités mal cachées. Et pourtant, Otto Muehl (qui a participé aux pires atrocités de l’infanterie d’assaut nazie, qui mène plus tard l’activisme viennois) dit : « C’était extraordinaire : tout le monde faisait comme si rien ne s’était passé ». Pourtant, beaucoup de choses se sont passées… Si les avant-gardes d’avant-guerre retrouvent la place perdue avec le conflit ou se rétablissent (Picasso, 1881-1973, récupéré par les milieux résistants et communistes), une nouvelle génération renouvelle les problématiques de l’art.
Autour de l’idée du « triomphe de l’art américain » après 1945 (voir le livre d’Irving Sandler, paru en 1977). L’idée d’une victoire symbolique et marchande de NYC sur Paris après 1945 dans la géopolitique de l’art est tenace dans l’historiographie. Voir aussi le livre de Serge Guilbaut, Comment New York vola l’idée d’art moderne (éd. originale de 1983). Un récit, à déconstruire, où l’attribution, en 1964, du grand prix de peinture de la Biennale de Venise au peintre Robert Rauschenberg (1925-2008), joue un rôle majeur. Un paradoxe, car le peintre, érigé comme figuré clé de la génération post-expressionniste abstraite, nouveau héros d’un « art américain » dont Pollock et Rothko (expressionnisme abstrait) auraient préparé le « triomphe », ne garde qu’une présence intermittente sur la scène étatsunienne, même après 1964. Rauschenberg, un « provincial, un vrai », né au Texas, passé par l’Art Institue de Kansas City, formé à Paris (Académie Julian, 1948), inscrit au Black Mountain College (Caroline du Nord, 1949 puis de nouveau en 1951-52, participe à l’été 1952 au premier happening de l’histoire de l’art initié par le groupe de John Cage). Au Black Mountain College, « à l’inverse de New York [où Rauschenberg est présent en 1949-51], tout était permis, et la critique encouragée » (p. 227). En 1952-1953, Rauschenberg accompagne l’artiste Cy Twombly (1928-2013) en Europe et en Afrique du Nord ; ils sont intrigués par Alberto Burri et son maniérisme. Intérêt pour Jean Dubuffet également. Travaille avec Jasper Johns (né en 1930), à New York. Cristallisation néodadaïste et new-yorkaise au milieu des années 1950 ? Lenteur néanmoins des néodadas à percer. Rôle majeur du marchand Léo Castelli (1907-1999), né à Trieste, installé en France, galeriste à New York, rôle auprès de Jasper Johns en particulier mais aussi de Robert Rauschenberg.
La victoire de Rauschenberg à Venise n’aurait peut-être pas eu lieu sans le décentrement des avant-gardes européennes. Plusieurs générations d’avant-gardes européennes après 1945 (la première, en 1946-48, avec l’art brut, CoBra ; la deuxième, en 1951-52, avec les « informels » ; la troisième, vers 1957, kyrielle d’avant-gardes qui se lient entre elles et avec les artistes nord-américains, vers 1960, mise en relation facilitée par le travail du critique d’art parisien Pierre Restany (1930-2003). L’axe Paris-Milan-Düsseldorf-Londres. Le groupe et la revue ZERO. La génération Zéro (concept de Nouveau Réalisme, trop étroit) : « Dépasser la problématique de l’art » en privilégiant son effet plutôt que l’œuvre elle-même. Il s’agit de montrer que l’on peut créer à partir de rien ou pas grand-chose (les monochromes d’Yves Klein), avec des rebuts (les compressions de César ou les machines de Jean Tinguely) et en utilisant à peu près n’importe quelle méthode (les toiles à la carabine de Niki de Saint Phalle ou les tableaux au bec Bunsen d’Otto Piene).
Le poids de New York dans le marché de l’art contemporain reste considérable. Le segment marchand et le segment institutionnel de l’art aux Etats-Unis collaborent de plus en plus étroitement, les marchands et les musées. Exemple du pop art, une belle invention marchande en 1962-1963. Il y a bien une faiblesse structurelle de la place parisienne, par contraste (inexistence du système marchands-curateurs, dépendance à l’étranger, faiblesse de la demande intérieure). L’idée d’une hégémonie étatsunienne et new-yorkaise est donc d’abord une réalité économique (économie de l’art, capitalisme). Elle cache de grandes complexités : l’affaiblissement parisien est indéniable, mais toute l’Europe participe au jeu de l’art contemporain ; les choses vues depuis l’Amérique latine, le Japon ou l’Afrique du Nord sont différentes (relations plus fortes avec l’Europe, la référence de la modernité reste une abstraction non géométrique modelée à l’aune de l’exemple européen).
Le basculement des années 1960. L’apparition, de manière concomitante et internationale, de pratiques d’une violence étonnante. Pratiques artistiques d’une bestialité inédite (néodadas japonais, les membres du mouvement Fluxus, Georges Maciunas, 1931-1978, les actionnistes viennois, etc.). Un chapitre consacré aux misfits (désaxés) de l’art contemporain. Après la violence avant-gardiste de 1961-63, le passage à la politique (vers 1968).
Il semble néanmoins « trop court d’associer la crise avant-gardiste des années 1960 à l’idée d’une fin de l’art d’un côté et à la naissance de l’art contemporain de l’autre » (p. 514).