Emission 56 : Ecriture et oralité en moyen français, avec Pierre Vermander

Cinquante-sixième numéro de Chemins d’histoire, quatorzième numéro de la deuxième saison

Émission diffusée le dimanche 20 décembre 2020

Le thème : Ecriture et oralité en moyen français, aux XIVe et XVe siècles

L’invité : Pierre Vermander, docteur en sciences du langage de l’université Sorbonne-Nouvelle-Paris 3, auteur d’une thèse soutenue le 5 décembre 2020, Les Reliefs de la voix. Ecriture et oralité en moyen français, sous la direction de Gabrielle Parussa et Didier Lett.

L’image mise à l’honneur : Une enluminure figurant dans le Psautier de Gorleston, manuscrit élaboré en Angleterre durant la première moitié du XIVe siècle, avec une créature faisant une grimace.

Le canevas de l’émission

Une réflexion sur les marqueurs d’oralité, un objet complexe, à la limite entre l’espace fictif et le réel, la représentation et la présentation, tel l’escargot sur le bord du tableau de Francesco del Cossa, une Annonciation de 1470-1472 analysée, dans le sillage des travaux de Daniel Arasse (On n’y voit rien, Gallimard, 2003), en ouverture de la thèse. Un escargot qui marque une frontière et pose le principe d’une représentation non ressemblante. Les marqueurs d’oralité, une frontière entre les systèmes de l’écrit et de l’oral.

Annonciation, par Francesco del Cossa, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde

Que signifient les termes d’écrit et d’oral ? Des systèmes de signes que l’on peut opposer à la fois au niveau biotechnologique et au niveau sémiologique. L’écrit, comme technique de l’espace ; l’oral, chronologique, tient du processus. L’affordance des systèmes de signes. Comprendre que ces termes se distinguent entre un plan sur lequel ils s’opposent (celui des formes) et un autre dans lequel ils cohabitent (celui des significations) et penser à nouveaux frais la question des marques de l’oralité. Présentes sur le plan des significations, les marques d’oralité relèvent cependant au départ des propriétés inhérentes et contraires des deux systèmes, c’est-à-dire de ce que l’on pourrait nommer leurs ergonomies.

Il n’y a pas de trajet direct entre l’oralité et l’écriture, il faut faire un détour par les imaginaires. Mais quels imaginaires ? Le recours à notre propre imaginaire et à celui des autres diachroniciens. C’est là qu’on peut définir et interroger la notion de marqueurs d’oralité, comme des représentations non ressemblantes, c’est-à-dire non pas comme des morphèmes supplémentaires de l’oral mais comme induisant un rapprochement insensible avec lui. L’oralité médiévale reste difficile à saisir. Nous ne possédons que des minces remarques sur la parole, la parole médiévale ne désigne que très peu la voix. C’est assez logique : une réflexion sur les rapports que l’écrit entretient avec l’oral ne peut émerger que dans une société à forte litéracie, ce que n’est pas le Moyen Age. Nous sommes donc à la fois devant des textes (et non devant des voix), textes qui eux-mêmes ne nous disent directement rien de ce qui constituait le principe organisateur de la société qui les a produits. Double fiction, la voix médiévale n’existe pas deux fois. Alors comment faire ? Assumer et constituer un repérage / braconnage du manque.

Virgule

Entendre des voix. Les apports de la linguistique, les travaux de Christiane Marchello-Nizia, qui a fondé le concept d’oral représenté, les travaux de Peter Koch et de Wulf Oesterreicher. L’apport de la littérature (la notion de paysage sonore, autour des travaux de Jean-Marie Fritz). L’apport de l’histoire (l’anthropologie et les années 1970, le Montaillou d’Emmanuel Le Roy Ladurie ; plus récemment, on est entré dans l’ère du soupçon en même temps que la voix du Moyen Age devient passion ; les travaux de Didier Lett, de Nicolas Offenstadt ; La Voix au Moyen Age, thème du 50e congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, en 2019, à Francfort, dont les actes viennent tout juste de paraître). L’invention d’un oral médiéval contemporain. Un positionnement entre les sciences. La méthodologie de l’auteur.

Virgule

Quel corpus d’étude ? Textes de théâtres médiévaux. Farces, mystères, miracles. Textes narratifs, en prose, articulés autour d’un narrateur ou d’un groupe de narrateurs. Quelques exemples. Textes de la pratique. Procès de Jeanne d’Arc, de Jacques d’Armagnac, lettres de rémission du duc de Lorraine, René II, confessions de criminels au parlement de Paris. Pourquoi mêler les genres ? Questions afférentes au corpus. Analyser ces textes « la mouvance à l’esprit ». Paul Zumthor parle de « l’instabilité fondamentale du texte littéraire médiéval, conçu comme processus dynamique ». Variations entre les textes, alternatives proposées dans les textes eux-mêmes, improvisations.

Quelques études pratiques proposées par la thèse (1). Analyse de formes interjectives (chapitre où il est fait mention des Visiteurs et de Jean Reno autour d’un « Oui certes » de légende !). Autour de la forme Oh (Ho, O, Hau, Oh). Ne pas chercher le « sens » de l’interjection, prendre en compte plutôt les fonctions remplies par elle, avec les apports de l’analyse de conversation et de la pragmatique. Le Oh, produit de manière autonome ou en réponse à un tour précédent. Que tirer de cette étude d’un corpus interjectif à la lueur des analyses contemporaines ? L’auteur a relevé un grand nombre d’usages identiques à ceux de la conversation naturelle, fait à la fois édifiant et banal.

Quelques études pratiques proposées par la thèse (2). Autour des jurements. Ce que jurer veut dire. Une étude qui s’est focalisée sur les formes en par : « par Dieu, par ma foy, par saint Jehan », etc. Fréquence du phénomène. L’auteur fait l’hypothèse d’un efficace du serment et du jurement pour cette période, et va donc à l’encontre de l’hypothèse d’un affaiblissement du serment et du jurement à la fin du Moyen Age. On ne jure pas sans raison, on ne jure pas non plus au hasard. Comment fonctionne la puissance du jurement sur le plan linguistique ? La figure de l’ouroboros (dessin ou objet représentant un serpent ou un dragon qui se mord la queue), qui apparaît comme la plus à même de représenter la marche du jurement. Par un enroulement sur elle-même, la phrase s’autolégitime. Le jurement comme symptomatique d’une époque où la langue demeure le lieu possible de la vérité.

Une citation de la thèse de Pierre Vermander (Les Reliefs de la voix…, p. 32)

« On n’entend rien. C’est de là qu’il nous faut partir pour donner une réelle chance à ces marqueurs convoquant insensiblement notre imaginaire de l’oral mais jouant un rôle à l’intérieur du texte et dans le système de l’écrit qui les utilise, non pas dans une perspective de supplémentarité mais afin de résoudre des problèmes qui lui sont propres. L’investissement de ces fantômes arborescents nous semble être l’aspect crucial de ce travail. En installant au second plan la question de la représentation, en cherchant à comprendre à la fois pourquoi la catégorie des marqueurs d’oralité mobilisait irrémédiablement le concept d’oral et ce dont elle était capable au sein du système de l’écrit, en envisageant leurs relations dans une dialectique de représentation non ressemblante, nous avons fait le pari d’une étude contemporaine sur les marqueurs d’oralité médiévaux. Loin de reconstruire la voix du Moyen Age, essayons plutôt de comprendre comment se comportent les reliefs qu’elle nous a laissés. »

Quelques extraits de textes de la fin du Moyen Age analysés par Pierre Vermander

1-Extrait du recueil de nouvelles commandé par le duc de Bourgogne, Philippe le Bon, au XVe siècle, Cent nouvelles nouvelles (sur l’usage de la forme interjective Oh, ici produite de manière autonome et adressée sous la forme d’un appel)

« Quand il eut ce fait, il commence a appeler tant qu’il peut celuy qui couchoit avecques sa femme : ‘Hau, monseigneur de tel lieu, ou estes vous ? Parlez a moy [Dites quelque chose].’ L’autre, qui se oyt appeler, fut beaucop esbahi ; et la dame fut tant esperdue, qu’elle ne savoit sa maniere [ne savait plus que faire]. »

2-Extrait de La Farce de Maître Pathelin, pièce de théâtre composée dans la seconde moitié du XVe siècle (l’épouse Guillemette s’enquiert du coût du drap que ramène l’avocat Pathelin en sa demeure ; sur l’usage du Oh produit en réponse à un tour de parole précédent, ici avec un emploi ironique ; la traduction est de Darwin Smith)

« Guillemette

Combien ça coute ?

Pathelin

Tant que je n’en dois rien.

C’est payé, ne vous inquiétez pas.

Guillemette

Vous n’aviez pas le moindre sou.

C’est payé ? avec quel argent ?

Pathelin

Mais si, ma chère, j’avais un

Petit denier, c’est quelque chose.

Guillemette

C’est cela [oui] [version originelle : Ho c’est cela], vous l’avez eu par

Une promesse d’achat

Ou une reconnaissance de dette,

Et quand viendra l’échéance,

On vendra ou on mettra en gage Le peu qui nous reste. »

3-Extrait de La Farce du cuvier, dont le manuscrit original date de la fin du XVe siècle. Dans cette farce un homme doit obéir à sa femme et à sa belle-mère qui veulent lui imposer tous les travaux du logis, travaux à inscrire sur un rolet, une forme de liste, ici le mari s’oppose expressément aux dernières injonctions de sa femme qui l’astreint à laver les langes de leur nouveau-né (sur l’usage du jurement) :

« Jaquinot

Bien. Laver les…

La femme

Drapeaulx breneux [les couches pleines de merde]

De nostre enfant en la riviere.

Jacquinot

Je regny goy ! la matiere

Ne les motz ne sont point honnestes.

La femme

Mettez [donc] ! Hay sotte bestes,

Avez-vous honte de cela ?

Jaquinot

Par le corps bieu [Par le corps de Dieu], rien n’en sera :

Et mentirez, puis que j’en jure. »

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