Quarante-sixième numéro de Chemins d’histoire, quatrième numéro de la deuxième saison
Émission diffusée le dimanche 4 octobre 2020
Le thème : Les vies rêvées de Heinrich Schliemann (1822-1890)
L’invitée : Annick Louis, professeure à l’université de Franche-Comté, chercheuse au Centre de recherches sur les arts et le langage (CRAL-EHESS), autrice de L’Invention de Troie. Les vies rêvées de Heinrich Schliemann, éd. EHESS, 2020.
Le canevas de l’émission
En ouverture, citation extraite de l’une des autobiographies d’Heinrich Schliemann, un texte paru en anglais en 1880, soit après la période des grandes fouilles, en Turquie et en Grèce (voir ci-dessous, citation 3). Dans ce texte, Schliemann revient notamment sur les origines de sa vocation. Ce passage établit une forme de ligne de continuité entre les premières années de l’enfance passées à à l’ouest de Rostock (Mecklembourg-Poméranie occidentale) et l’aventure troyenne. Rien n’est pourtant « naturel » dans ce récit. De la citation au projet du livre. Un livre qui ne cherche pas (ou pas seulement) à mettre en évidence les zones d’ombre et les inexactitudes des récits autobiographiques de Schliemann (d’autres l’ont fait) mais qui veut comprendre « le rôle que l’écriture autobiographique a joué dans [la] stratégie professionnelle [de Schliemann], ce qu’elle a permis et ce qu’elle a obturé ». Ce n’est pas l’homme Schliemann (ou pas seulement) qui intéresse Annick Louis mais l’objet autobiographique.
Les chemins de la recherche. De Borges à Schliemann. Les déplacements disciplinaires. Des langues et de la littérature à l’histoire, à l’archéologie, à la sociologie, à l’anthropologie. Des imprimés aux archives manuscrites. « Un chercheur ou un penseur, c’est comme un paquebot ; les tournants, ça prend un temps fou » (Pierre Bourdieu). La nécessité d’introduire, dans l’écriture de la recherche, un narrateur ou un enquêteur (« je », « nous », « on », sans oublier la complicité avec le lecteur).
L’objet « autobiographie ». Un lieu de savoir, pour reprendre l’expression de Christian Jacob. La définition de Philippe Lejeune (récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité). Voir les critères mentionnés p. 37. Approche d’Annick Louis, laquelle prend en compte la tradition littéraire tout en incorporant des tendances actuelles. L’autrice se concentre sur le fonctionnement narratif et sur la projection du récit dans l’espace social.
Les matériaux de la recherche. Imprimés et archives. Un mot sur les papiers Schliemann, conservés à Athènes, à la Gennadius Library de l’American School of Classical Studies, monument archivistique fascinant.
Virgule
Les autobiographies de Schliemann. Quel corpus et quels contextes ? La première autobiographie, datant de 1850-1851, connue sous une forme manuscrite, document conservé dans les papiers Schliemann (série des diaries). Un texte sans doute rédigé en Russie (en 1850 ?) avant le départ pour la Californie, où Schliemann est banquier pendant la Ruée vers l’or. Un récit en anglais qui précède le journal évoquant le parcours aux Etats-Unis et en Amérique latine entre 1850 et 1853. Un texte qui raconte l’enfance de Schliemann, apprenti dans une épicerie dès l’âge de 13 ans, ses séjours à Hambourg (tente de s’embarquer pour le Venezuela, le navire fait naufrage), à Amsterdam, à Saint-Pétersbourg, où il devient un riche commerçant. La vie d’un self-made man. Une « autobiographie ordinaire », pour reprendre la typologie de Daniel Fabre ?
La deuxième autobiographie, texte en français, préface d’un livre publié à Paris, en 1869, et intitulé Ithaque, le Péloponnèse, Troie. Recherches archéologiques (seuls sont retracés les épisodes qui traduisent la vocation scientifique de Schliemann, pas de biographèmes). Pas de manuscrit pour cette biographie ? Quel contexte ? Schliemann a fait sa mue. Il a voyagé (notamment, Italie, Grèce, Égypte, en 1858-1859 ; Chine et Japon, en 1865). Il s’installe (progressivement) à Paris, à partir de janvier 1866, dans le contexte du Second Empire. Acquisitions immobilières et vie mondaine. Musées et théâtres. Cours et formations suivis. Voir une lettre de février 1868, adressée à son ancien partenaire commercial en Hollande, Schröder (p. 147 du livre, ci-dessous, citation 1). Schliemann décrit une forme de « fanatisme », correspondant à des vies pour lesquelles la quête de savoir est le principal objectif (il ne voit pas les enjeux sociaux et institutionnels de ce qu’il considère comme une aventure passionnée). Les réseaux Schliemann à Paris, l’insertion dans le milieu savant. L’helléniste Émile Egger (1813-1885). Voir la correspondance consultée par l’autrice. L’évolution du paysage universitaire est favorable à la professionnalisation de Heinrich Schliemann. Mais l’autobiographie publiée en 1869 gomme ces aspects et de nombreux autres. Les principaux motifs de la légende de Schliemann sont là : son amour pour le récit de la guerre de Troie et les aventures d’Ulysse et d’Agamemnon ; le désir de se consacrer à l’étude des lettres dès le plus jeune âge ; le caractère autodidacte du personnage. Heinrich Schliemann raconte avoir présenté à son père, « comme étrennes pour la fête de Noël 1832, un récit, en mauvais latin, des principaux événements de la guerre de Troie et des aventures d’Ulysse et d’Agamemnon ». Il en donne les raisons (p. 83 du livre, citation 2, ci-dessous). Du charme au rêve. Schliemann détaille son apprentissage des langues et des textes anciens, ses voyages. Il mentionne rapidement le choix fait, en 1863, de se livrer « exclusivement » aux études et, en 1866, l’installation à Paris « pour donner le reste de ma vie aux lettres, et pour m’occuper principalement d’archéologie, car cette science a le plus grand charme pour moi ». Et d’ajouter : « Je pouvais enfin réaliser le rêve de toute ma vie et visiter à loisir le théâtre des événements qui m’avaient tant intéressé, et la patrie des héros dont les aventures ont charmé et consolé mon enfance. » Le rêve en tant que songe a pour fonction essentielle d’articuler la vie de commerçant à succès à la vocation scientifique, escamotant ainsi le processus de formation de Schliemann.
Le phénomène est amplifié dans la troisième autobiographie. Le texte est publié en anglais, en guise de préface à un ouvrage publié en 1880 et intitulé Ilios. The City and Country of the Trojans (traduction française en 1885). Cette publication vient après une décennie extraordinaire pour Schliemann. Les fouilles à Hissarlik (emplacement supposé de Troie), à partir de 1870, après Frank Calvert. La plus spectaculaire des découvertes est celle de mai 1873, un ensemble de bijoux en or. Schliemann pense avoir trouvé le trésor de Priam, trésor de Priam dissimulé aux autorités turques, trésor qui est aujourd’hui à Moscou. Les fouilles à Mycènes également (1874). C’est une période de polémiques et de controverses. Analyse très serrée des réactions des milieux savants en France et en Angleterre. Quelle réception des travaux ? Ambiguïtés et complexités. Le rejet des milieux parisiens. Le travail de Schliemann possède à la fois un caractère fondateur dans l’établissement de la scientificité de la discipline et dans la mise en place d’une série de mythes et d’imaginaires auprès du grand public. L’autobiographie de 1880 : quelle construction pour quelle démonstration ? Schliemann cherche à montrer la précocité de l’inclination pour l’archéologie. Où l’on retrouve le topos du rêve. « Finalement, j’ai pu réaliser le rêve de ma vie, et visiter à mon gré le théâtre des événements qui avaient toujours présenté un fort intérêt pour moi, et le pays des héros dont les aventures avaient charmé et conforté mon enfance. » Les songes permettent de transformer une vocation tardive en vocation précoce.
La dernière autobiographie (en allemand, 1892, posthume) et ses fonctions.
Épilogue.
Trois citations de Heinrich Schliemann, citations lues au cours de l’émission
1-Une lettre adressée (en français) par Schliemann à son ancien partenaire commercial, Schröder, février 1868 (citation dans l’ouvrage, p. 147)
« Ici, à Paris, je trouve que le fanatisme est encore beaucoup plus contagieux que la fièvre jaune, parce que, dans tous les cours auxquels j’assiste à la Sorbonne, au Collège de France et à la Bibliothèque Impériale, ainsi que dans les réunions des sociétés savantes dont je suis membre – celles de géographie, d’ethnographie, d’archéologie américaine et d’archéologie orientale –, je suis entouré d’esprits fanatiques pour les sciences, lesquels m’ont rendu fanatique aussi. »
2-Un extrait de l’autobiographie de Heinrich Schliemann parue en 1869 (citation dans l’ouvrage, p. 83)
« Dès que j’avais su parler, mon père m’avait raconté les grands exploits des récits homériques ; j’aimais ces récits ; ils me charmaient ; ils m’enthousiasmaient. Les premières impressions que l’enfant reçoit lui restent pendant toute la vie, et, quoiqu’il me fût réservé d’entrer dès l’âge de quatorze ans dans l’épicerie de M. E. Lud Holts, dans la petite ville de Fürstenberg en Mecklembourg, au lieu de suivre la carrière des lettres, pour laquelle je me sentais un goût extrême, je conservai toujours pour les gloires de l’Antiquité le même amour que j’avais eu dans ma première enfance. »
3-Un extrait de l’autobiographie de Heinrich Schliemann parue en 1880 (citation dans l’ouvrage, p. 87)
« Si je commence ce livre par mon autobiographie, ce n’est pas par vanité, mais poussé par le désir de montrer comment le travail de ma vie tardive a été la conséquence naturelle des impressions que j’ai eues dans ma première naturelle ; et que, pour ainsi dire, la pioche et la bêche qui servirent aux fouilles de Troie et des tombes de Mycènes furent forgées et aiguisées dans le petit village allemand où j’ai passé les premières huit années de mon enfance. Je trouve aussi qu’il est nécessaire de raconter comment j’ai obtenu les moyens qui m’ont permis, à l’automne de ma vie, de réaliser les grands projets que j’avais conçus quand j’étais un pauvre petit garçon. »
Quelques éléments de chronologie
Entre autres documents, on peut s’appuyer sur cette notice signée Hervé Duchêne, notice qui pointe les contradictions et les mensonges de Schliemann.
6 janvier 1822 : Naissance de Heinrich Schliemann, à Neubukow (Mecklembourg-Poméranie occidentale) ; enfance à Ankershagen (même Land, plus au sud)
A partir de 1836 : Apprenti chez un petit épicier de Fürstenberg (Basse-Saxe) ; garçon de boutique puis garçon de bureau chez divers commerçants d’Allemagne et des Pays-Bas
1846 : Envoyé par la firme des Schröder (Amsterdam) à Saint-Pétersbourg
1847 : S’établit à son compte à Saint-Pétersbourg
1852 : Epouse Ekaterina Lyschin, bourgeoise de Saint-Pétersbourg, dont il aura trois enfants
1858-1859 : Voyage en Europe du Nord, en Italie, en Egypte, en Syrie, en Grèce
1864-1865 : Voyage en Tunisie, en Egypte, jusqu’en Inde et en Chine et, de là, au Japon, à Cuba, au Mexique, aux Etats-Unis
A partir du début de l’année 1866 : S’installe à Paris, investit dans l’immobilier et entreprend sa formation intellectuelle
1867 : Publie, en français, à la Librairie centrale, La Chine et le Japon au temps présent.
1868 : Visite la Grèce et de la Troade ; rencontre Frank Calvert (1828-1908), diplomate britannique, qui a mené des fouilles sur la colline d’Hissarlik en Asie Mineure
1869 : Divorce d’Ekaterina Lyschin, épouse Sophia Engastromenou (1852-1932), dont il aura deux enfants, Andromaque (1871-1962) et Agamemnon (1878-1954) ; publie, en français, chez Reinwald, Ithaque, le Péloponnèse, Troie. Recherches archéologiques
A partir de 1870 et jusqu’en 1890 : Fouilles à Hissarlik, site présumé de Troie (1870, rapides fouilles à Troie ; 1871-1873, trois premières campagnes de fouilles, découverte du « trésor de Priam » en 1873, trésor transféré à Athènes, ce qui fait scandale et ce qui oblige Schliemann à transiger avec les autorités turques ; 1878-1879, quatrième et cinquième campagnes à Troie ; 1882 et 1890, sixième et septième campagnes, en compagnie de Wilhelm Dörpfeld, 1853-1940)
1874 : Publie, en allemand, puis en français, chez Maisonneuve, l’ensemble des dépêches adressées au Times de Londres, sous le titre Antiquités troyennes. Rapport sur les fouilles de Troie, accompagné de l’Atlas des Antiquités troyennes (voir la version en allemand).
1874-1875 : En France, controverse autour du site de Troie, controverse qui donne lieu à plusieurs publications, notamment celle qui est signée par Gustave d’Eichthal (1804-1886), Le Site de Troie selon M. Lechevalier ou selon M. Schliemann, Maisonneuve, 1875 (texte d’abord publié en 1874, dans l’Annuaire de l’Association pour l’encouragement des études grecques en France, t. 8, p. 1-57), ou encore le texte de Louis Vivien de Saint-Martin (1802-1896), L’Ilion d’Homère, l’Ilium des Romains. Mémoire lu à l’Académie des inscriptions et belles-lettres au mois de juillet 1874, Didier, 1875. Voir aussi la réponse de Heinrich Schliemann, « L’Ilion d’Homère et M. Vivien de Saint-Martin », Revue archéologique, 16e année, 30e volume, p. 155-170.
A partir de 1874 : Fouilles à Mycènes
1880 : Inauguration de la maison d’Ilion (aujourd’hui le musée numismatique d’Athènes), demeure de Schliemann construite par l’architecte allemand Ernst Ziller ; Schliemann publie, chez Murray, Ilios. The City and Country of the Trojans
1883-1884 : Fouilles aux Thermopyles, à Marathon, à Tyrinthe
26 décembre 1890 : mort à Naples


Le mausolée de Heinrich Schliemann, construit d’après les plans d’Ernst Ziller, se trouve au cimetière d’Athènes