Emission 233 : Les Ménines de Velázquez, retour sur un chef-d’œuvre, avec Jérémie Koering

Deux-cent-trente-troisième numéro de Chemins d’histoire, sixième de la septième saison

Émission diffusée le vendredi 31 octobre 2025

L’invité : Jérémie Koering, professeur d’histoire de l’art à l’université de Fribourg (Suisse), auteur de Enquête sur Les Ménines. Velázquez et le regard du roi, Actes Sud, 2025, ouvrage préfacé par Tanguy Viel.

Le thème : Les Ménines, retour sur un chef-d’œuvre

Le canevas de l’émission

Un tableau, conservé aujourd’hui au Prado, quel tableau ? Description d’Antonio Palomino dans un texte publié en 1724. Lecture.

Une enquête qui est le produit d’une expérience personnelle et professionnelle. L’œuvre admirée dans le catalogue de l’exposition Velázquez de Madrid (1990), en avril 1991, à l’occasion des 17 ans de l’auteur. Jérémie Koering est accompagné pendant des années par une phrase de Julián Gállego Serrano (historien de l’art espagnol, 1919-2006), l’un des auteurs du catalogue selon lequel la toile dont on voit le revers sur le tableau Les Ménines pouvait être le « tableau des Ménines lui-même ». Spectaculaire et vertigineuse mise en abyme. La visite de 2002, quelle expérience ? « A côté du souvenir de la représentation, il y avait donc aussi une œuvre à contempler » (p. 16), à lier aux deux types de monstration proposées au musée du Prado (opposition entre image et peinture, voir p. 17). « Le tableau de Velázquez appelle en effet un frottement entre image et peinture pour pleinement fonctionner ». Par quelles voies, par quelles moyens figuratifs le tableau suscite-t-il ce battement, cette oscillation ? C’est en ce point précis (« le pli qui ajointe représentation et peinture », p. 20) que le mystère du tableau semble reposer (mystère objectif, mystère subjectif, mystère réflexif). Seul face à l’œuvre, le 9 février 2022, « promenade sur la crête merveilleuse de l’art de peindre » (chapitre XV, p. 131 et s.).

Dans le dédale des interprétations depuis Palomino. Essais, études, fictions sur Les Ménines. Texte de Michel Foucault (Les Mots et les Choses, 1966), de Jonathan Brown, de Leo Steinberg, de Victor Stoichita, d’Hubert Damisch, de Fernando Marias, de Daniel Arasse et de tous les autres. Ne pas s’excuser de s’intéresser aux Ménines (p. 136).

Virgule

Comprendre le mystère, réel ou fantasmé, de l’œuvre (1). D’abord, partir de ce que personne ne conteste. Tableau conçu entre les années 1656 et 1660 pour le roi d’Espagne Philippe IV, le roi d’Espagne depuis 1621 jusqu’à sa mort survenue en 1665. Dates certaines (l’infante a environ 5 ans sur ce tableau, mort du peintre en août 1660). Première destination du tableau, bureau d’été du roi (voir inventaires de 1666 et de 1686). Une œuvre offerte au regard du monarque. Un tableau qui en cache un autre. Radiographies prises entre les années 1960 et 1980. La toile en son revers, le peintre debout à côté du tableau, les pinceaux et la palette sont absents du premier état. A la place : une table et un tapis, un bouquet, un jeune homme imberbe, un rideau rouge. Pourquoi ce changement ? Un événement historique change la donne (l’infante à qui on adressait un bâton de commandement dans la première version n’a plus le même rôle avec la naissance d’un héritier mâle, Philippe-Prosper, née en 1657 et qui meurt en 1661). C’est l’hypothèse de Manuela Mena Marqués. Première composition est très importante pour comprendre la genèse des Ménines.

(2). Le miroir (il s’agit bien de cela) et ses implications. Le rappel du tableau de Jan Van Eyck, Les Époux Arnolfini (1434). Donne à voir le double portrait de Marie-Anne et de Philippe IV. Double portrait comme voilé, flouté. Trois options focales : reflet du couple dans l’espace qui fait face aux protagonistes (notre espace) ; reflet d’une portion du tableau auquel s’applique Velázquez (texte de Palomino) ; représentation imaginaire. Théories (Michel Foucault et les trois fonctions regardantes, p. 39-40 pour la première hypothèse) et limites. Ce qu’en dit Jérémie Koering : privilégier la troisième hypothèse sans rejeter la première. Interrogations qui permettent de reconsidérer la nature du reflet dans le miroir et de soutenir l’idée que ce que l’on voit dans le miroir est le couple royal réellement présent. Quels arguments (p. 48-49) ? Reconsidérer la construction perspective. L’auteur s’appuie notamment sur une copie des Ménines par le peintre Juan Bautista Martinez del Mazo (p. 51). Le miroir, comme véritable « centre imaginaire » de la représentation qui donne le sentiment que le regardeur, en l’espèce le roi, se reflète dans le miroir (p. 53). En tirer les conséquences, à commencer par ce qui concerne la petite fiction qui se joue avec et devant les yeux du roi. Le miroir nous donne la sensation que le roi et la reine sont présents. Mais que font-ils face à cette assemblée ? Irruption du roi et de la reine (mesurée par certains personnages sur la toile). Quelle intrigue se noue-t-elle ?

(3). Le lieu, l’inscription de la scène dans la Galeria del Cuarto del Principe et la place, dans une forme de brouillard chromatique, de deux œuvres de del Mazo d’après Rubens, La Punition d’Arachné et Le Jugement de Midas. Quelle fonction dans l’économie générale de la représentation ? Des « avertissements », mais quels avertissements ?

(4). Le peintre dans le tableau. La place de Velázquez dans la toile, à comprendre à l’aune de la thématique du service qui traverse l’œuvre (Velázquez est peintre du roi depuis 1623, chargé de l’ameublement et de l’entretien des collections royales depuis 1652, p. 85, reçoit la croix rouge de l’ordre de Santiago en 1659). Que fait le peintre dans Les Ménines ? Il regarde Philippe IV. Il le regarde en train de contempler ce qui se tient devant lui, c’est-à-dire ni plus ni moins que ce que nous voyons : Les Ménines. Est-ce à dire que Velázquez s’est représenté au moment où il reconnaît, dans la vision du monarque, un sujet de peinture ? (p. 90). Voir aussi la p. 104 : faire de la vision du roi la trame d’une représentation dont la production est mise en abyme par l’insertion d’une toile analogue à celle que regarde le spectateur. Quels arguments ? Le peintre cueille une occasion royale (la figure de l’Occasion, le concept d’occasion, lequel passe ici par la « transaction des regards », p. 98-99). Puissance et acte, acte et puissance. « En transformant, par son travail de peinture, la vision de Philippe IV en représentation, Velázquez met en acte ce qui demeure encore à l’état de puissance chez le roi » (p. 117).

(5). Quel rapport du tableau au temps ? C’est ici que le décalage entre la position du roi se mirant dans le miroir et celle du spectateur prend tout son sens. Le roi peut voir la scène de deux manières. S’il adopte le point de vue dicté par le miroir, il se voit comme partie intégrante de l’histoire, au moment même où sa vision est sur le point d’être mise en acte par le peintre. Si le roi adopte le point de vue que lui assigne le point de fuite, il se voit comme le spectateur de son avoir été. Le miroir reflète ici le passé, la mémoire de la vision à partir de laquelle le tableau a été réalisé. Les Ménines, un exemple fascinant du dépassement de l’instantanéité constitutive de toute représentation peinte dans l’histoire de la peinture (p. 124-125). Déplier le temps.

Les chemins de Jérémie Koering.

Les Ménines, par Velázquez (vers 1656)