Emission 232 : Un trio familial au cœur de la Révolution française, avec Thomas Dodman

Deux-cent-trente-deuxième numéro de Chemins d’histoire, cinquième de la septième saison

Émission diffusée le vendredi 24 octobre 2025

L’invité : Thomas Dodman, Associate Professor à Columbia University, auteur de Les Volontaires. Un roman familial de la Révolution française, Seuil, 2025.

Le thème : Un trio familial au cœur de la Révolution française

Le canevas de l’émission

Le projet : « C’est l’histoire de trois personnages de roman ». Elisabeth-Louise Dufresne, née en 1738, morte en 1819. Voir le portrait reproduit à la p. 62, portrait attribué à Jean Girardet et conservé au musée lorrain, à Nancy, toile réalisée vers 1770. Père : maître d’hôtel ordinaire de Stanislas Leszczynski, roi de Pologne puis duc de Lorraine jusqu’à sa mort en 1766. Elisabeth fréquente longuement la cour de Lorraine, entre Lunéville et Nancy, y croise Voltaire, Émilie du Châtelet, Françoise de Graffigny. Elisabeth, Jean-Jacques Rousseau et Émile, ou de l’éducation, un livre qui est posé sur la table (on repère les deux premières lettres du titre, ouvrage paru en 1762). En 1761, Elisabeth a épousé Jean-Baptiste Luton Durival, haut-administrateur de Stanislas, qui quitte la Lorraine lors du rattachement du duché à la France et poursuit une carrière auprès de Choiseul. Couple se sépare, Elisabeth garde le nom de son mari et renonce aux fastes de la cour. Le 27 mai 1770, à Nancy (paroisse Saint-Roch), Elisabeth adopte Gabriel Noël en signant son acte de naissance en tant que marraine. L’acte de 1770 cache-t-il la vérité ? Un fils caché ? La troisième figure, c’est Charlotte de Vismes, laquelle vient de la noblesse picarde. Elle est née à Dieuze (Moselle) en 1763, elle décède en 1847, trois ans avant Gabriel. On sait que Charlotte fuit un père autoritaire, inspecteur général des salines de Lorraine et qu’elle accuse d’avoir provoqué la mort prématurée de sa mère. A cette date (en 1783), Charlotte est recueillie par Elisabeth, celle qui « a protégé ma jeunesse, qui m’a comblée de tous les bienfaits de l’amitié la plus tendre, qui a toujours été mon guide, mon soutien et le bonheur de ma vie » (testament de 1793, texte cité p. 145). Adoption en cœur et en esprit. Mariage avec Gabriel en 1797 (sur l’union entre enfants adoptifs, voir le chapitre 15, « Un rêve, novembre 1793 »). Le trio : Charlotte, noble et héritière ; Gabriel, fils de paysans issus d’une aristocratie déchue ; Elisabeth (« Mémère » pour les deux précédents), roturière anoblie par le mariage mais désargentée.

Portrait de Louise Elisabeth Dufresne (1738-1819), femme de lettres, épouse de Jean Durival, portrait conservé au musée lorrain de Nancy, vers 1770

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Ces trois personnages ne sont pas des inconnus, des « engloutis » (Alain Corbin). Ils ont laissé « derrière eux une longue traînée d’encre : des lettres, des archives administratives, d’autres notes éparses » (p. 11). Des documents qui nous amènent au ras du sol en province, « dans l’intimité d’une famille ordinaire qui a certes une éducation hors norme, mais qui a les pieds dans la boue et la baïonnette à la main ». On perçoit beaucoup de choses (p. 11-12) à écouter ces trois voix de près. « Une autre histoire sociale de la Révolution française », entre le peuple et les élites, entre Ancien Régime et Révolution (p. 13, 14). « Prennent l’histoire à bras-le-corps, tout comme celle-ci se fait corps en eux, plisse leurs destins, crispe leurs choix » (p. 14). Trois « volontaires » ordinaires.

Les moyens de l’ambition : le continent des sources. Des vies qui se déploient, se déplient à partir des archives, à partir d’un moment X. « Faire de l’histoire, c’est se déplacer en crabe dans le temps, sans savoir toujours où l’on va ». Les sources, ce sont d’abord les lettres, la correspondance (on possède 199 lettres de Gabriel, engagé volontaire dans l’armée révolutionnaire, à Elisabeth et à Charlotte, entre 1792 et 1796, sans compter 14 lettres de ces dernières à Gabriel, pour la plupart datées de 1796). Gabriel, « en scène et en couleur », et Elisabeth et Charlotte, « en négatif », « comme un sismographe de l’épopée révolutionnaire » (p. 35). Ensuite, les sources de l’intime se tarissent, vient le temps des mots arides, les « mots-fonctionnaires » (Anouche Kunth), ceux des actes administratifs et des délibérations du conseil municipal de Sommerviller. Les archives qui font le cœur et le sel du livre sont à comprendre comme une quête.

Et c’est ici qu’il faut revenir (déjà) sur l’épilogue du livre : « Ce livre aurait aurait pu être un roman, et il aurait dû avoir une autre historienne pour autrice ». La quête des archives est partie de la thèse d’Isabelle Roger-Noël, thèse soutenue à Aix-en-Provence en 1984 sous la direction de Michel Vovelle, « La Révolution en milieu rural dans une famille adoptive : les Noël » (deux exemplaires, l’un à Marseille, l’autre à Paris, à la bibliothèque de l’Institut d’histoire de la révolution française, exemplaire confié pour une journée à l’auteur par DK, en juillet 2013). La correspondance de Gabriel Noël y est mentionnée. Lettres partiellement éditées par un descendant de Gabriel Noël (en 1912). Mais la traque des originaux et de l’ensemble est difficile. Thomas Dodman finit par entrer en contact avec le frère d’Isabelle Roger-Noël, dont il apprend le décès survenu en 2012 (Isabelle comme « femme silhouette », bel hommage de l’auteur, p. 277). La découverte des archives chez la mère d’Isabelle, Marie-José Noël, en juillet 2014, dans un village des Alpes-de-Haute-Provence. Mener à bout le travail d’Isabelle (voir la photographie, p. 278, et la parenthèse, « Isabelle m’intrigue, je l’avoue »). Les Volontaires prend forme au fil des étés, en compagnie de Marie-José : une documentation pléthorique (archives, certes incomplètes, certaines ont été jetées à la mort de l’oncle d’Isabelle, livres, portraits). « Ce livre, il a mûri lentement, dans l’amitié de Marie-José, à l’ombre d’Isabelle » (p. 279). A Sommerviller, enfin, en 2016 (maison d’Elisabeth, de Charlotte et de Gabriel, à l’entrée du village). Aux Archives départementales de Meurthe-et-Moselle.

Première page d’un article signé Isabelle Roger-Noël et paru en 1986 dans la Revue historique des armées

L’écriture, « le dernier défi » (p. 283). Un ouvrage d’histoire mais qui s’appuie sur le « chassé-croisé fécond entre histoire et fiction », avec la culture et le parcours spécifique qui est celui de Thomas Dodman (professeur à Columbia dans un département d’études littéraires, coanimateur de la revue Sensibilités). Le choix de multiplier les allers-retours dans la chronologie (un prologue, un épilogue qui encadre trente chapitres) et une écriture libre (avec des incises, des références multiples). La « créativité formelle » (p. 283, l’insertion de reproduction de documents d’archives).

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Quelques traits saillants de l’ouvrage (1). Ce que fait la guerre aux corps et aux esprits. La « résolution » de Gabriel (voulait être avocat), l’engagement comme volontaire en août 1791, auprès du deuxième bataillon de la Meurthe (ne participe pas à la bataille de Valmy, sera sous-lieutenant de cavalerie en 1793, quatrième régiment des dragons, redevient simple « dragon vert » en 1795). Gabriel entre dans un « nouvel écosystème social » (p. 79, chapitre 8). Comment l’interpréter ? Comment le comprendre ? Chapitre 5, p. 51 et suivantes. Raisons personnelles et collectives, volontaires et inavouables. Plier son corps à la discipline de l’armée (chapitre 7, p. 74). Un processus de radicalisation, complexe (chapitres 10 et 11). Les deux Gabriel, le modéré qui déchante de la Révolution et le radical qui en adopte le manichéisme guerrier (« dans la  première Terreur de l’automne 1792 », p. 105). Le farouche guerrier, l’intrépide soldat de l’an II. Du nord de la France en 1792 à l’Alsace et au Palatinat en 1793 et jusqu’à Cologne et Maastricht en 1794 : une transformation lente et incertaine mais l’habitus de Gabriel Noël prend un pli guerrier, une virilité martiale (p. 153) ; militarisation, patriotisme, brutalisation, virilisation, culture de l’ordre et des ordres (p. 155, chapitre 17, « Les bons sans-culottes, avril 1794 »). Mais l’an II est étrangement apolitique (chapitre 22).

(2). D’autres thématiques traversent l’ouvrage : regard incarné sur l’histoire des assignats, sur les fêtes, sur l’Église et le religieux (« regard pragmatique sur le spirituel » de la part de Gabriel Noël, p. 169, chapitre 19, moins intolérant qu’il n’y paraît, voir ce qu’il dit des communautés protestantes du Palatinat par exemple, p. 168), sur la question de l’éducation qui traverse finalement tout l’ouvrage (chapitres 20 et 30 par exemple).