Emission 228 : Chine, race et savoirs sur les corps, avec Clément Fabre

Deux-cent-vingt-huitième numéro de Chemins d’histoire, premier de la septième saison

Émission diffusée le dimanche 7 septembre 2025

L’invité : Clément Fabre, maître de conférences à l’université Paris-Est-Créteil, auteur d’un ouvrage intitulé A l’ombre de la race, Chine, XIXe siècle. Une autre histoire des savoirs sur les corps, CNRS éditions, 2025.

Le thème : Chine, race et savoirs sur les corps

Le canevas de l’émission

Cherchons d’abord à bien comprendre les questions, les enjeux qui portent l’ouvrage. Mettre au jour « une autre histoire des attentions occidentales aux corps chinois », autre histoire parce qu’elle ne se confond pas avec l’histoire « bien documentée des savoirs raciaux, des stéréotypes racistes sur les populations chinoises », des violences, des stigmatisations, etc. Cette dernière histoire est bien connue et a été portée par de nombreux historiens / historiennes (Linda Barnes par exemple). Prolonger le partage qui s’est fait entre histoire de la race / la racialisation et histoire des savoirs sur la différence des corps. L’auteur s’appuie sur la Critical Race Theory. Explications. Un cas concret, celui du missionnaire protestant Arthur Smith dont l’œuvre (l’auteur évoque les Chinese Characteristics et le Manual for Young Missionaries to China) peut être aussi bien étudiée à la lumière des transformations qu’elles alimentent au XXe siècle qu’à l’aune des savoirs pratiques du XIXe siècle dont elles sont nourries. C’est bien ce second aspect qui intéresse tout particulièrement Clément Fabre (les savoirs pratiques plutôt que les textes à vocation théorique).

Quelle démarche ? Un pas de côté. Une démarche généalogique (« genèse pratique des attentions occidentales au corps chinois », p. 15). Une démarche pensée sur le mode de l’écart et non de la distance (la logique de la distance naturalise une infériorité, à grand renfort de théories savantes, la logique de l’écart n’implique pas forcément de hiérarchie ; évidemment, ces deux histoires ne sont pas déconnectées entre elles). D’où le titre de l’ouvrage (A l’ombre de la race, voir aussi p. 334). « Une telle enquête généalogique permet seule de rendre compte de l’échelle chinoise à laquelle se jouent ces attentions aux corps » : explications. Echelle chinoise et « ouverture de la Chine ».

Un intérêt pour des acteurs pour lesquels la Chine a un sens à la fois comme terrain de leur pratique professionnelle et comme objet d’investigation théorique à la lumière de cette expérience de terrain. Missionnaires, diplomates, médecins. Agents d’influence occidentaux en Chine. Quelles sources ?

« Le goût d’une histoire du corps » (voir les remerciements, p. 369). D’où vient-il ?

Virgule

Organisation globale du travail. Les trois premiers chapitres reviennent sur les principaux facteurs qui déterminent au XIXe siècle la constitution de savoirs pratiques sur les corps chinois. Clément Fabre revient notamment sur l’expérience corporelle de l’environnement chinois. Mobilisation du concept de « connaissance par corps » (Pierre Bourdieu). Attention aux odeurs, aux sons / aux bruits, aux vêtements portés. « La Chine heurte au XIXe siècle l’odorat, l’ouïe des voyageurs occidentaux et leur goût du confort bien davantage que leur vue » (p. 60). Que cela signifie-t-il ? Dans le chapitre 2, Clément Fabre insiste sur l’importance des interactions interpersonnelles, perçues comme l’arme la plus efficace pour vaincre une « xénophobie chinoise » supposée. Les médecins (missionnaires protestants comme médecins du Quai d’Orsay) apparaissent comme les « agents d’influence » par excellence en Chine. La première partie se conclut sur l’idée suivante, à savoir l’ambition des agents d’influence d’investir le champ sinologique (les publications relatives à la Chine) et de s’imposer comme des autorités crédibles en matière de « choses chinoises ». On le voit par exemple dans deux exemples particuliers, les pieds bandés des femmes chinoises (pratique observée par les médecins, voir l’illustration p. 143) et le corps de l’empereur et de l’impératrice que mettent en scène, dans leurs romans, le diplomate Georges Soulié de Morant (biographie romancée de l’impératrice Cixi, parue en 1911) et le médecin Victor Segalen (René Leys, paru après la mort de l’auteur survenue en 1919).

La deuxième partie (les chapitres 4, 5 et 6) étudie les principaux contextes de production, d’application et de mise à l’épreuve des savoirs pratiques sur les corps chinois, à commencer par la maîtrise de l’étiquette. De quoi parle-t-on quand on parle d’étiquette ? Ce qui intéresse l’auteur, c’est surtout l’incorporation de l’étiquette par les agents d’influence occidentaux. Les manuels occidentaux d’étiquette chinois constituent un bon observatoire qui montre la prise en compte des savoirs chinois et la place d’intermédiaires ou de fixeurs chinois. Voir l’illustration proposée en première de couverture et p. 209. L’enseignement de l’étiquette. Le chapitre 5 revient sur un savoir soigner en Chine qui mêle prise en compte des tabous, pudeurs, conceptions médicales et habitudes des patients chinois, savoir soigner qui n’est pas réductible aux généralisations et à la fabrication de caractéristiques raciales dans des publications à visée anthropologique. Le dernier chapitre s’attarde sur un exemple particulier : les lectures occidentales de l’impassibilité chinoise et de l’insensibilité à la douleur. Où l’on retrouve la dialectique de l’écart et de la distance.

Les chemins de Clément Fabre.

Le dagong et les deux positions successives du zuoyi,
d’après W. Gilbert Walshe, « Ways That Are Dark ». Some Chapters on Chinese Etiquette and Social Procedure, Shanghai, vers 1890