Deux-cent-unième numéro de Chemins d’histoire, sixième de la sixième saison
Émission diffusée le mardi 29 octobre 2024
L’invité : Jérémie Foa, maître de conférences, habilité à diriger des recherches à Aix-Marseille Université, auteur de Survivre. Une histoire des guerres de Religion, Seuil, 2024, et de Tous ceux qui tombent. Visages du massacre de la Saint-Barthélemy, La Découverte, 2021, nouvelle édition en format poche, 2024.
Le thème : Manuel de survie en temps de guerre civile
Le canevas de l’émission
Un livre dédié à « cette angoisse crue et souterraine, celle de survivre dans une ville hostile, que la guerre éreinte non à distance, en quelque front lointain, mais par les rues, sur les places, quand, au cœur du familier, s’éteint la familiarité » (p. 11). Un manuel de survie en temps de stasis. « Une hypothèse centrale travaille le livre : la perte du droit à l’indifférence dans les sociétés en guerre civile et l’obligation afférente de tout expliciter » mais aussi de (tout) dissimuler (p. 12). Faire l’histoire de ces épreuves de dissimulation / d’explicitation.
Une approche micro-historique, qui emprunte ses outils à l’interactionnisme symbolique, notamment à Erving Goffman, le sociologue étatsunien. La manière de faire de Jérémie Foa. Exemples à grande échelle et intrication de la pensée sociologique, dans le cadre d’un empan chronologique large et vu dans une forme de continuité dont les césures sont un peu gommées par l’ouvrage.
Le kaléidoscope des sources. Montaigne, en fil rouge, surtout au début de l’ouvrage et jusqu’au dernier (« Se donner le mot »), « notre meilleur guide sur les sentiers fumeux de la guerre civile ». Montaigne face aux dissimulations et aux contrefaçons (en 1572-1573, Montaigne chevauche plusieurs jours avec un gentilhomme huguenot sans s’en apercevoir, citation p. 21 et analyse p. 27-28). Faits divers, faits saillants, anecdotes, saisis sur le vif. Exemple d’un fait divers survenu à Laon, en 1589 (lecture, p. 29). Histoire et vérité, le « possible » et le « véridique » (voir p. 47, 92, 158). Donner voix aux acteurs et actrice de l’histoire.
Dans la continuité du précédent livre, Tous ceux qui tombent, et face au débat historiographique, alors que paraît le Paris criminel, 1572, signé Denis Crouzet, dont le chapitre 6 constitue, aux p. 195 et s., une critique des positions de Jérémie Foa.
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Le plan choisi. Quatre doutes parcourent le livre et reprennent les problèmes mêmes qui se sont posés avec une acuité soudaine. Doutes sur les personnes, sur les lieux, les choses, les mots. Citation de Montaigne, p. 14. « Si, comme la vérité, le mensonge n’avait qu’un visage, nous serions en meilleurs termes. Car nous prendrions pour certain l’opposé de ce que dirait le menteur. Mais le revers de la vérité a cent mille figures et un champ indéfini ».
Doutes sur les personnes. Savoir vivre en guerre civile. Savoir et expertise accrus, expertise herméneutique nécessaire. Interrompre ou suspendre sa transitivité. Intransitivité. Le Qui vive ?, leitmotiv des guerres de Religion, est le signal sonore d’une intransitivité qui entraîne un processus de surexplicitation du monde caractéristique des guerres civiles (p. 33). Contrefaire le paysan, se travestir en femme, en prêtre ou en curé. Identification et usurpation d’emblèmes et de signes.
Doutes sur les lieux. L’espace se segmente à l’infini sous les coups du besoin d’explicitation et donne naissance à de multiples interfaces que les contemporains doivent apprendre à repérer pour survivre. Marquages et démarquages. Exemple toulousain (1563, p. 93) : trois hommes en noir sont occupés à « remerquer les portes ». Le débâti. Les maisons rasées, le marquage par arasement. Exemple de l’affaire de la famille Gastines, à Paris (p. 103). Le refus de la marque. Protestants et marques. La maison, la cache / la cachette. L’exemple de la Michelade (Nîmes, 1567) et du sieur de Cabrières, caché dans un puits, face aux émeutiers protestants (p. 135). L’ambition déflationniste du pouvoir royal. La paix passe par le démarquage de l’espace.
Doutes sur les choses. L’art de survivre en guerre civile consiste à savoir comment et quand montrer ou celer tels ou tels objets. Lecture d’un passage des Mémoires de Sully, sauvé lors de la Saint-Barthélemy par un livre d’heures (lecture, p. 178-179). La question des livres et autres papiers.
Doutes sur les mots. Ce que la guerre civile fait à la langue. L’entreprise de nomination et ce qu’elle signifie. Huguenots, papistes, etc. La langue du pouvoir. La réduction au statut d’objet, d’animal ou de diable. Les tropes canines. Animalisation langagière (voir la citation de Simon Vigor, dans ses Sermons catholiques, voir p. 254). Par le massacre et l’animalisation, il s’agirait de faire taire une troublante similarité entre bourreaux et victimes.
A la rencontre de vastes questions et de processus historiques de longue haleine. Guerres de Religion et « laboratoire de la modernité ». La question de l’individu. L’expérience des guerres de Religion tient moins à la violence, certes inouïe mais ponctuelle qu’à l’usage massif du mensonge et à la prolifération du secret. Les guerres de Religion engagent les protagonistes dans d’interminables processus d’explicitation de leur environnement. L’habitude de la dissimulation, la banalité du mensonge, etc., ouvrent la voie à une histoire longue de la déconfessionnalisation et du détachement religieux (p. 269). Guerres de Religion… et religion.



Trois dessins conservés dans le ms. 156 de la Bibl. mun. Lyon, Carmen de tristibus Galliae