Emission 188 : Face à la grêle et à l’orage, les imaginaires paysans médiévaux, avec Jean-Pierre Devroey

Cent quatre-vingt-huitième numéro de Chemins d’histoire, vingt-neuvième de la cinquième saison

Émission diffusée le samedi 11 mai 2024

L’invité : Jean-Pierre Devroey, professeur émérite à l’université libre de Bruxelles, auteur d’un ouvrage intitulé De la grêle et du tonnerre. Histoire médiévale des imaginaires paysans, Seuil, 2024.

Le thème : Face à la grêle et à l’orage, imaginaires paysans médiévaux

Le canevas de l’émission

Une enquête commencée avant la publication de La Nature et le Roi. Environnement, pouvoir et société à l’âge de Charlemagne (740-820), Albin Michel, 2019, avec la lecture du texte écrit au début du IXe siècle par l’archevêque Agobard de Lyon. Petit traité qui veut démontrer la fausseté et la stupidité des croyances répandues à propos des pouvoirs que possèderaient certains humains de déchaîner ou d’écarter à leur gré les tempêtes. Un texte qui ouvre une fenêtre euristique sur les croyances et les pratiques des subalternes. Le traité d’Agobard comme point de départ et comme fenêtre d’investigation sur la perception, la compréhension et l’interprétation du monde par les « non-élites ». Dans la manière de Carlo Ginzburg ?

Nature de l’enquête. Dans le sillage des subaltern studies. La notion d’arrière-pays (voir le récit du poète et essayiste Yves Bonnefoy, 1972). « Poser l’hypothèse que les croyances populaires sur la nature, malgré l’acculturation produite par la christianisation, constituent des fictions narratives dotées de leur singularité, de leur cohérence et de leur efficience sociale », un premier pas salutaire. Prise en compte d’une manière singulière d’habiter le monde, d’une rationalité spécifique à faire émerger de l’arrière-pays des campagnes.

Quel arc chronologique d’analyse ?

Virgule

Retour sur le traité d’Agobard (voir l’édition proposée par Michel Rubellin). Auteur. Nature (entre sermon aux rustres et discours théologique) et destinataires. Le traité dans son contexte (anecdotes se déroulent dans le Centre-Est de la France, campagnes du Lyonnais et vallée du Rhône, zone de forte intensité des tempêtes estivales, provoquées par des nuages convectifs, presque toujours par des cumulonimbus, pays de vignes). Un traité et sa mémoire (condamné par la Congrégation de l’Index, donné en exemple par les réformés, par exemple Pierre Bayle dans sa Lettre sur la comète, 1682, et les partisans des Lumières). Apparence de « modernité » du traité d’Agobard. La recherche de la vérité dans le Traité sur la grêle met en œuvre deux formes de rationalité dans la culture officielle : à titre secondaire, l’enquête et la raison logistique, et, à titre principal, la vérité des Ecritures.

Dire, qualifier, interpréter le mauvais temps. Les mots pour le dire au haut Moyen Age et au Moyen Age central. Orages, grêle, grêlons. A partir du XIIe siècle, une syntaxe de la nature se structure autour du concept de « manifestation », à la fois événement ou casus et signe divin, signum. Ce n’est qu’à l’époque moderne qu’émerge l’idée de « désastre » ou de « catastrophe » comme concept abstrait et comme champ spécifique de rationalité, de connaissance et d’action. Mais la binarité médiévale n’empêche pas les observateurs et les savants du temps de se livrer à une description objective du casus, tout en affirmant que la volonté divine est cachée à l’homme. Quelle perception des causes physique des accidents naturels ? En quoi se distingue-t-elle de ce qui se passait au haut Moyen Age ? Voir la p. 85 (la première scolastique a contribué à la « découverte » de la nature « comme ensemble de causes doué d’une consistance ontologique propre », loin de la « mentalité symbolique du haut Moyen Age qui tendait à ramener les phénomènes à une manifestation directe de la volonté de Dieu », cf. les travaux de Tullio Gregory et de Marie-Dominique Chenu). Voir l’exemple de la description de la tempête du 26 mai 1165 dans les Annales de Cambrai par le chanoine Lambert de Waterlos (p. 87).

Dans l’épaisseur des croyances. Retour sur le trait d’Agobard, lequel fustige la crédulité des paysans, qui faisaient appel à des « tempestaires », des hommes censément dotés de pouvoirs d’action sur le vent et la grêle. Tempestaires et défenseurs paragrêle. Le traité évoque la façon dont les tempestaires livrent les grains ou d’autres fruits abattus à des acheteurs qui les chargent sur des bateaux faisant voile dans les cieux. La destination de ces transports célestes est une région appelée Magonie. Le traité évoque la façon dont quatre des marins célestes sont interpellés et enchainés par des habitants qui les destinent à être lapidés. Comment interpréter tout cela ? Avec quelle méthodologie ? Quels éléments d’une culture autochtone des subalternes ? Voir la p. 167 de l’ouvrage.

Sortir d’une vision de la christianisation comme processus d’hégémonie culturelle réussie. Acculturations croisées, ascendantes et descendantes. Relations idéelles au sein du village comme un champ de forces. Panoplie de moyens (qui nous semblent contradictoires et distincts) pour apprivoiser le monde, entre expérience, croyance magique et foi religieuse.

Retour sur la citation de Gustave Flaubert, un extrait d’une lettre (29-30 novembre 1859) adressée à Ernest Feydeau, citation qui ouvre le livre : « Peu de gens devineront combien il a fallu être triste pour entreprendre de ressusciter Carthage ».

Extrait du ms. 15277 de la British Library, bible illustrée d’origine padouane