Emission 186 : Intellectuelles et féministes, de l’affaire Dreyfus à la Grande Guerre, avec Mélanie Fabre

Cent quatre-vingt-sixième numéro de Chemins d’histoire, vingt-septième de la cinquième saison

Émission diffusée le lundi 29 avril 2024

L’invitée : Mélanie Fabre, maîtresse de conférences à l’université Picardie-Jules-Verne, autrice de Hussardes noires : des enseignantes à l’avant-garde des luttes. De l’affaire Dreyfus à la Grande Guerre, Agone, 2024.

Le thème : Intellectuelles et féministes, de l’affaire Dreyfus à la Grande Guerre

Le canevas de l’émission

L’objet du livre et la démarche. Voir la p. 9 : des femmes qui s’engagent dans la sphère publique au mépris de l’idéal de discrétion ou de réserve qui prévaut dans la société de la IIIe République. Comment les qualifier ? Comment les caractériser ? Des « hussardes noires », des « intellectuelles » (sens de l’époque / sens donné par Mélanie Fabre). Au temps de l’école républicaine (les lois de 1879 et de 1880). Quelle démarche historienne ? Plus explicite dans la version initiale de la thèse, disponible en ligne, La Craie, la Plume et La Tribune. Trajectoires d’intellectuelles engagées pour l’école laïque (France, années 1880-1914), thèse soutenue sous la direction de Vincent Duclert et de Rebecca Rogers, en novembre 2021. Ces trajectoires ont émergé à travers un dépouillement de nombreuses revues (revues pédagogiques, revues corporatistes destinées au personnel de l’Instruction publique, revues féministes, périodiques dont la ligne est politique).

« De l’étude de toutes ces sources émerge une dizaine de figures féminines, qui, pour la plupart d’entre elles, collaborent simultanément à plusieurs feuilles et apparaissent dans plusieurs groupes de discussion ». Quatre en particulier, dont l’engagement est remarquable : Pauline Kergomard (inspectrice générale des écoles maternelles), Jeanne Desparmet-Ruello (directrice du lycée de jeunes filles de Lyon), Albertine Eidenschenk (directrice d’école normale) et Marie Baertschi (professeure d’école normale). D’autres personnalités apparaissent aussi : Mathilde Salomon, directrice du Collège Sévigné ou encore Jeanne Crouzet-Benaben, pédagogue.

Quelques éléments d’ordre historiographique.

Virgule

Du rôle de l’affaire Dreyfus, laquelle « sonne pour plusieurs intellectuelles l’heure de l’entrée dans la dissidence dans une institution frileuse ». Exemple de Marie Baertschi (en congé d’inactivité entre 1897 et 1904, enseigne au Collège Sévigné, fondé en 1880, à partir de 1900). Cosigne, avec 10 jeunes gens, une « Lettre ouverte à M. Zola », le 17 janvier 1898 (après « J’accuse » et l’emprisonnement du lieutenant-colonel Picquart). Lecture, p. 65. Exemple de Mathilde Salomon, appelée à la direction du Collège Sévigné (en 1883), à l’épreuve de l’antisémitisme. Au Comité directeur de la Ligue des droits de l’homme, créée en 1898 (l’une des trois femmes). Attaquée par Le Gaulois, journal antidreyfusard, elle répond (interview dans La Fronde, 11 juin 1898, voir p. 112, lecture).

L’éducation populaire. Patronages et universités populaires. Marie Baertschi, muse des universités populaires (UP), conférencière à succès. Jeanne Desparmet-Ruello, à Lyon, fondatrice et présidente de l’UP de Lyon.  Actions, discours, remises en cause.

Intellectuelles et expertise féminine au service d’une école de l’émancipation. Un exemple : faire des lycées féminins des fabriques de bachelières. Le diplôme de fin d’études et le brevet supérieur. Avant et après la réforme de 1902. Le débat entre intellectuelles : équivalence entre baccalauréat et diplôme de fin d’études ou baccalauréat pour tous et toutes ? Albertine Eidenschenk, Jeanne Desparmet-Ruello d’un côté, Mathilde Salomon de l’autre (l’une des sept femmes au Conseil supérieur de l’Instruction publique entre 1886 et 1914, à partir de 1892, a initié une préparation au baccalauréat dans son établissement, en 1905, le Collège Sévigné ne pouvant délivrer le diplôme de fin d’études). Le Collège Sévigné est suivi par d’autres institutions. Où en est-on à la veille de la Grande Guerre ?

Epilogue. Les chemins de Mélanie Fabre.

Mathilde Salomon (1837-1909), Pauline Kergomard (1838-1925), Jeanne Desparmet-Ruello (1847-1937), Albertine Eidenschenk (1864-1942)

Quelques articles utiles

Sur la figure de Marie Baertschi (1868-1942), voir « Marie Baertschi-Fuster, une intellectuelle et une éducatrice au service du progrès social », article paru en 2018 dans Les Etudes sociales et signé Mélanie Fabre. Quant à la figure de Mathilde Salomon, on peut lire « Mathilde Salomon, pédagogue et pionnière de l’éducation féminine (Phaslbourg, 14 décembre 1837-Paris, 15 septembre 1909) », un article signé Catherine Nicault et publié en 2004 dans Archives juives. De manière générale, on a tout intérêt à consulter la communication de Mélanie Fabre, « Des enseignantes engagées à la Belle Epoque : une parole publique au service de l’école républicaine », texte publié dans Les Enseignantes en France (XVIe-XXe siècle). Sexe, genre et identité professionnelle, sous la direction de Stéphanie Dauphin, Presses universitaires de Rennes, 2023.

« Lettre ouverte à M. Zola », texte paru dans L’Aurore, en date du 17 janvier 1898, lettre cosignée par Marie Baertschi

« Monsieur,

Parmi ces jeunes à qui vous faisiez récemment appel, il en est encore, et beaucoup, nous voulons le croire, qui s’efforcent d’aller à l’humanité, à la vérité, à la justice.

Quelques-uns de ceux-là viennent aujourd’hui, de toute leur âme, vous dire merci.

Dans les jours sombres que nous traversons, alors que la conscience publique semble impuissante à reconnaître le vrai, nous aurions pu, nous aussi, trompés par l’erreur, découragés par le trouble de l’heure présente, renier le saint idéal de justice et de vérité au- quel nous avions dévoué nos cœurs à notre entrée dans la vie. Mais des hommes d’élite se sont levés, qui, forts des longues années d’une vie noble et pure, fidèles à la religion de la conscience et du devoir qu’ils ont toujours gardée, nous ont rendu, par leur haute et généreuse parole, le courage et la foi que peut-être nous allions perdre.

Vous vous êtes placé, monsieur, par vos plaidoyers si puissants en faveur de la justice outragée, à la tête de ces hommes d’élite, nos guides et nos maîtres. Nous adressons à eux tous, en vous, l’expression de notre profonde, de notre ardente reconnaissance. Agréez-la, monsieur, et qu’elle soit votre dédommagement pour toutes les viles attaques qu’il vous faut subir. Les calomnies, les honteuses injures qui vous poursuivent vous seront peut-être moins pénibles si vous êtes assuré qu’il est autour de vous nombre d’âmes que vous avez éclairées, réconfortées, en qui vous avez éveillé, avec « ces haines vigoureuses que doit donner le vice aux âmes vertueuses », le désir ardent de combattre à leur tour le bon combat.

Tels étaient les sentiments qui nous animaient après avoir lu l’admirable lettre que vous adressiez, dans L’Aurore, à M. le président de ta République. Le seul objet de notre lettre était de venir vous dire notre gratitude passionnée, notre profonde sympathie, notre résolution d’être toujours prêts à votre appel.

Mais à peine avions-nous pris la plume que nous apprenions avec stupeur l’incarcération du lieutenant-colonel Picquart au Mont-Valérien – son crime étant d’avoir dit la vérité – puis on nous annonçait des poursuites contre vous, et enfin nous pouvions lire dans je journal de M. Méline une menace lancée contre tous ceux qui auraient la tentation de protester contre ce qu’ils croient être une iniquité ! On renouvelle contre le lieutenant-colonel Picquart les mesures illégales prises lors de l’instruction du procès Dreyfus, ajoutant une injustice nouvelle à toutes celles déjà commises. Et puis l’on prétendrait nous former la bouche ! C’est la « raison d’Etat » peut-être qui nous défend d’être émus de l’épouvantable martyre que subit un malheureux qui peut être innocent et sa famille entière ? Ah ! honte ! Notre conscience et notre cœur se révoltent, et nous venons protester bien haut, protester de toutes nos forces, de toute notre âme. On veut nous intimider ? Loin de nous réduire au silence, la menace fait d’elle-même monter les paroles à nos lèvres, car cette menace est lâche !

Eh quoi ! il se commettra sous nos yeux des faits que nous trouvons odieux, et nous n’aurons pas le droit de le dire ? A quelle époque vivons-nous donc ? Ce n’est donc pas assez qu’en condamnant le capitaine Dreyfus sur de soi-disant pièces secrètes, on nous eut ramenés à l’époque des commissions mixtes, ce n’est pas assez que la barbarie, du supplice auquel on l’a condamné et qu’il subit encore, nous rappelle les plus affreuses imaginations des inquisiteurs du Moyen Age : tout cela n’est pas assez, il faut encore que les spectateurs le trouvent parfait ? C’est un peu trop d’impudence ! Il ne se trouvera donc plus un Pascal pour flageller comme elle le mérite la tourbe qui souille l’Eglise et la France ? Et c’est cette « jésuitière » qui ose encore parler au nom des intérêts de la France – elle à qui nous devons d’entendre l’étranger, même le plus sympathique – dire que la France est pourrie.

Et de fait, on pourrait le croire. Nous-mêmes, quand nous avons entendu ces jours-ci des étudiants crier en plein Paris : « Conspuez Zola », nous avons eu le cœur serré et nous nous sommes dit : « C’est donc vrai qu’elle s’en va, notre France, puisque sa jeunesse en est là ! » Au siècle dernier, quand Voltaire luttait pour réhabiliter Calas ou Sirven, ce n’était pas seulement les hommes sérieux et éclairés qui se ralliaient autour de lui, mais les marquis poudrés de l’Œil-de-Bœuf eux- mêmes l’acclamaient. Ce n’est pas, certes, que les courtisans de Versailles eussent beaucoup de cœur, mais, en véritables hommes d’épée qu’ils étaient, ils s’intéressaient à toute lutte vaillante, et, bien qu’ils n’éprouvassent aucune sympathie pour les victimes en cause, ils applaudissaient aux coups bien portés. Il en avait, d’ailleurs, toujours été ainsi dans notre France – et surtout dans sa jeunesse. Généreuse avant tout, on l’avait toujours vue soutenir de sa sympathie celui qui payait bravement de sa personne – n’en serait-il plus ainsi maintenant ? Nous voudrions ne pas désespérer ; les hommes que nous avons entendus manifester n’ont de jeune que le visage ; ils ne sont pas la jeunesse française, ils n’en sont même pas une partie : la vraie jeunesse, honnête et loyale, les renie !

Quant à nous, nous en avons assez des lâches prétextes de la « raison d’Etat » et de l’odieux sophisme que la « fin justifie les moyens ». Nous demandons aussi, comme le président de la Chambre, que tout soit clair et franc. Or, ce qui est clair et indiscutable, c’est que la personne humaine est inviolable et sacrée ; qu’aucun intérêt, pas même l’intérêt de l’Etat n’est supérieur au droit de l’individu. Et nous ne sachons pas que ce droit soit limité par aucune question de parti ou de secte. « Juif », « catholique » ou « protestant », pèsent à cet égard d’un même poids dans la balance de la justice.

Donc, s’il existe contre le capitaine Dreyfus des preuves de culpabilité, qu’on nous les montre ! Nous ne sommes plus au temps où chacun s’inclinait devant cet argument suprême : « Le Maître l’a dit », et le « Billot l’a dit » ne nous suffit pas. Nous voulons voir et comprendre – et ce n’est pas notre faute si la parole de ceux qui nous gouvernent est à ce point dépréciée : c’est, une monnaie qu’ils ont eux-mêmes faussée. Elle n’a plus cours – nous voulons des preuves – et, tant qu’on ne nous en donnera pas, nous protesterons avec toute notre énergie et tous nos moyens contre une condamnation barbare que rien, jusqu’ici, ne justifie. Nous nous rions des menaces et nous acceptons de grand cœur la persécution : quand l’injustice règne, il est glorieux d’être sa victime.

Mieux que personne, monsieur, vous avez éprouvé et vous avez su exprimer ces sentiments et ces pensées ; néanmoins nous avons cru devoir venir vous les dire, afin que vous sentiez bien que nous vous suivons dans la lutte courageuse et belle que vous avez entreprise contre le mensonge et l’iniquité.

Edouard-Gabriel Monod ; Rodolphe Riéder, étudiant ès sciences ; M. Baertschi, professeur d’école normale ; Henri Stapfer, étudiant en droit ; Jean Friedel, étudiant ès sciences ; Henri-Armand Delille, artiste ; Lucien Monod, libre penseur ; Ary Renan ; H. Bachellier ; J.-Raymond-Koenig, artiste peintre ; Jean Koenig, musicien ; Victor Crémieu, licencié ès sciences. »