Emission 183 : La Renaissance, Sumatra, les frères Parmentier, avec Romain Bertrand

Cent quatre-vingt-troisième numéro de Chemins d’histoire, vingt-quatrième de la cinquième saison

Émission diffusée le jeudi 10 avril 2024

L’invité : Romain Bertrand, directeur de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques (CeRI), auteur de Les Grandes Déconvenues. La Renaissance, Sumatra, les frères Parmentier, Seuil, 2024.

Le thème : La Renaissance, Sumatra, les frères Parmentier

Le canevas de l’émission

Un point de départ : le XIXe siècle. Années 1830 : un récit, alors oublié, refait surface, celui de la navigation des frères Parmentier (Jean et Raoul), voyage à Sumatra en 1529, expédition dont l’armateur est Jehan Ango. Texte édité en 1832 par Louis Estancelin. Périple érigé en jalon de l’entrée de l’Europe en « modernité ». Le manuscrit du XVIe siècle (contemporain de l’auteur Pierre Crignon, l’astrologue de l’un des deux navires de l’expédition) qui a servi de base à l’édition se trouve aujourd’hui à la médiathèque Jean-Renoir de Dieppe. Nouvelle édition du récit du voyage des frères Parmentier, à partir d’un manuscrit conservé à la BnF (écriture du XVIIIe siècle, avec un récit d’un survivant de l’expédition, un certain Jean Plastrier), par Charles Schefer, en 1883, au temps de la constitution de l’Empire colonial français. Ce récit (dont la réédition, dans la version de Dieppe, est préparée par Romain Bertrand avec Guillaume Lelièvre, pour une parution chez Chandeigne) est au cœur de la recherche. Le texte de Pierre Crignon constitue un « fil rouge ».

De quoi ce livre est-il le nom ? L’histoire d’un rendez-vous manqué avec le monde. L’expédition des frères Parmentier se solde par des morts (dont ceux des deux chefs de l’expédition) et un peu de poivre. En dépit du titre de l’ouvrage, ce n’est pas seulement cette histoire, loin de la geste glorieuse du XIXe siècle, qui est racontée dans ce livre.

La construction du livre dit-elle le projet de l’auteur ? Trois parties (qui ne sont pas nommées). La Renaissance, la Normandie, Dieppe et Jehan Ango. Jean Parmentier. L’expédition de 1529 à Sumatra. Quelle articulation pour cet ensemble ?

Quelles sources mobilisées ? A Dieppe (mais il y a le bombardement ou la « bombarderie » de Dieppe, catastrophique pour les archives), à Rouen et ailleurs.

Penser Les Grandes Déconvenues à l’aune des précédents livres rédigés ou dirigés par Romain Bertrand (L’Histoire à parts égales, 2011, Qui a fait le tour de quoi ? L’affaire Magellan, 2020, ouvrage disponible en poche, 2024, L’Exploration du monde. Une autre histoire des Grandes Découvertes, le collectif publié en 2019 et ressorti en poche, dans une édition augmentée, 2023).

Virgule

(1) La Normandie de la reprise démographique et économique qui se prépare à partir de 1475 « à bas bruit » (p. 41), Dieppe, la ville et ses activités (on les aperçoit aussi dans la deuxième partie, le monde de la pêche, le hareng, qui « imprègne littéralement toute la ville »). Lecture 1 : extrait de la Vie de Saint Hareng, poème comique imprimé à la fin du XVe siècle, p. 143-144. Les grandes familles, Jean Ango (1488-1551, p. 61 et suivantes). Charges (grenetier à sel, receveur des recettes de la vicomté). Ango est un « entrepreneur en piraterie, régentant une brigade de capitaines belliqueux ». Ango, notable et brigand (p. 73) ? Portrait bifide à remettre en perspective. On est à tout moment « un quart pirate et deux tiers marchand » (p. 74-75). La pêche, la piraterie, le négoce se font avec les mêmes hommes. Ampleur et fréquence des « prises » d’Ango (cf. l’un des « plus beaux hold-up maritimes du siècle », en 1523, par le capitale Jean Fleury, voir p. 70), qui bénéficie de protections et d’alliances auprès des puissants, avant de connaître une forme de déchéance. Les reliquats de la vanité d’Ango (manoir de Varangeville, frise dite « des sauvages » de l’église Saint-Jacques).

(2) Jean Parmentier et sa famille (né en 1494). Jean Parmentier, un élève de Pierre Desceliers, prêtre d’Arques ? Desceliers, auteur de plusieurs mappemondes illustrées, supposé fondateur d’une « école d’hydrographie » ou une « école de cartographie dieppoise » (le terme d’école ne convient pas, c’est « le cheval de Troie de la téléologie », p. 161 ; il s’agit, au XIXe siècle, de répliquer aux érudits portugais qui rappellent leur caractère pionnier de leur pays en cette matière, p. 167, alors qu’en fait il y un « immense emprunt » des marins normands au « savoir nautique portugais »). On ne sait pas en fait comment les frères Parmentier en sont venus à la « maritime étude ». Ne sont évidemment pas novices quand Ango leur confie deux de ses plus grosses nefs. Sur le recrutement des équipements et l’avitaillement des navires, on ne sait pas grand-chose. Inutile d’avoir en ce domaine une « surinterprétation intellectualiste ». En revanche, prendre en considération les écrits de Parmentier (Jean), écrits poétiques. « Imagine-t-on Cortès pousser la chansonnette ou Vasco de Gama s’adonner au sonnet ? » (p. 178). Quels types d’écrits et dans quel contexte (la poésie palinodique, le « puy » de Rouen, le « puy » de Dieppe, Jean Parmentier remporte plusieurs prix à Rouen et à Dieppe, à partir de 1518) ? Lecture 2 : chant de 1526, qui évoque son futur voyage aux Indes orientales, chant dans lequel Parmentier prend la Réforme et Luther pour cible (p. 197, extrait du ms. fr. 1537 de la BnF, chants royaux pour la Conception couronnés au puy de Rouen, avec l’illustration 5 du livre par l’enlumineur Etienne Collault, à souligner cependant : Jean Parmentier a sans doute parlé quelques critiques émises par les hétérodoxes). Comment articuler la carrière littéraire de Jean Parmentier (qui connaît un sommet en 1527 quand les bourgeois de Dieppe commandent à Parmentier une « mômerie » et une « moralité ») et ses autres activités / et son lien avec Ango ?

(3) La Pensée et Le Sacre mises en rade fin mars 1529 (les nefs mettent à la voile le 3 avril). La quête de « l’épice » ! Le voyage. Des sociétés frôlées et abordées. Madagascar, Comores, Maldives. Jusqu’à Sumatra (escales à Tiku, à Indrapura et à Pariaman). Echecs commerciaux en série. Nombreux morts, dont les deux chefs de l’expédition. Retour (au début de 1530) avec une demi-tonne de poivre, quelques livres d’or et six Indiens, trouvés à Sainte-Hélène (p. 305). C’est maigre ! Les Dieppois n’ont fait qu’entrapercevoir les abords d’un monde bien plus complexe qu’ils ne l’imaginent. Voir le récit de Pierre Crignon et dialogue théologique entre Jean Parmentier et « Molana » (p. 294). Analyse et conclusion.

Epilogue.

Le cosmographe vertueux et le monstre Luther
(Jean Parmentier, « La mappemonde aux humains salutaire », Bibl. nat. France, ms. fr. 1537, fol. 96r)

Quelques compléments

Le manuscrit du XVIe siècle (Médiathèque Jean-Renoir de Dieppe, ms. 197) est accessible en ligne, de même que celui du XVIIIe siècle (Bibliothèque nationale de France, ms. nv. acq. fr. 7510, fol. 81 et s.), sur le site gallica.bnf.fr.

Extraits des ms. 197 de la médiathèque Jean-Renoir de Dieppe et nv. acq. fr. 7510 de la Bib. nat. Fr.

Parmi les études récentes sur le voyage des frères Parmentier, on peut citer les travaux de Michael Wintroub, The Voyage of Thought. Navigating Knowledge across the Sixteenth-Century World, Cambridge University Press, 2017. On peut mentionner également le mémoire de master de Léna Grifnaie, pour le compte de l’université de Liège (2023), « Voyage aux Indes orientalles de Pierre Crignon : étude et édition partielle », travail accessible en ligne et qui comprend la transcription (p. 119-121) de la lettre de Guillaume Lefèvre datée de 1575, lettre qui ouvre le ms. de la BnF, cité plus haut, et qui mentionne le nom et le témoignage de Jean Plastrier, rescapé de l’expédition.