Emission 179 : La France et le génocide des Tutsi du Rwanda, avec Vincent Duclert

Cent soixante-dix-neuvième numéro de Chemins d’histoire, vingtième de la cinquième saison

Émission diffusée le jeudi 29 février 2024

L’invité : Vincent Duclert, chercheur auprès du Centre d’études sociologiques et politiques Raymond-Aron, auteur de La France face au génocide des Tutsi. Le grand scandale de la Ve République, Tallandier, 2024.

Le thème : La France et le génocide des Tutsi du Rwanda

Le canevas de l’émission

Un livre qui paraît près de trente après le génocide de près d’un million de Tutsi et l’assassinat d’opposants politiques, événements survenus entre avril et juillet 1994. Un livre qui s’appuie sur le rapport présenté au président Macron par Vincent Duclert et la commission qu’il a présidée (La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994), rapport remis le 26 mars 2021). La commission. La lettre de mission du 5 avril 2019. La commission et sa composition (avec quelques polémiques qui ont émaillé ses débuts, l’absence de spécialistes du génocide des Tutsi du Rwanda, Hélène Dumas ou Stéphane Audoin-Rouzeau, le départ de Julie d’Andurain). Le livre, un prolongement du rapport.

La France au Rwanda, aux origines d’une présence. La présence française dans le Rwanda (ancienne colonie allemande puis belge) indépendant, à partir de 1962. Sous la Ière République, puis à partir de 1973, sous le régime violent et corrompu de Juvénal Habyarimana. Une relation spéciale à partir de 1981, sous la présidence de François Mitterrand. Première visite à Kigali en 1982. Progression constante de l’aide financière et militaire. Dès les années 1980, nombreuses alertes sur la situation au Rwanda et sur le régime de Juvénal Habyarimana. Voir par exemple le rapport (1983) de la cheffe de coopération civile au Rwanda, Thérèse Pujolle (voir p. 71). Les relations entre la France et le Rwanda se renforcent pourtant… avec même un alignement sur les stéréotypes racistes, une vision racialiste qui s’exprime par exemple dans un rapport du lieutenant-colonel Vallin (mars 1990, p. 78-79).

1990 et la naissance d’une opération spéciale de la France au Rwanda. Offensive du Front patriotique rwandais (FPR), en octobre 1990. Massacres de Tutsi par les Forces armées rwandaises (FAR) ; violences concertées et massives contre les Tutsi. Aide immédiate du président Mitterrand et des ministres en charge jusqu’en 1993 (ministre des affaires étrangères, Roland Dumas, ministres de la défense, Jean-Pierre Chevènement puis Pierre Joxe à partir de janvier 1991) jusqu’aux accords d’Arusha (août 1993, l’armée française quitte le Rwanda en décembre 1993, la MINUAR s’installe au Rwanda). L’opération Noroît. Une (double situation de) cobelligérance ?

L’information sur le processus génocidaire continue d’arriver aux décideurs français entre la fin 1990 et le début 1994 (ampleur des alertes) mais l’objectif de l’alliance avec Kigali supplante toute autre considération à Paris…. laissant le champ libre aux extrémistes. L’obsession du FPR. A l’Elysée, un soutien indéfectible au régime, une politique du pire (l’état-major particulier surtout, EMP, sous la direction de l’amiral Jacques Lanxade jusqu’en avril 1991, lequel devient CEMA en avril 1991, avec son adjoint le colonel Jean-Pierre Huchon, Christian Quesnot succédant à Lanxade en 1991 ; voir p. 354). Les gouvernements (les premiers ministres socialistes à l’écart) et les ministres, un changement avec le début de la cohabitation ?

Virgule

Le génocide des Tutsi du Rwanda et l’implication de la France. L’ambassadeur de France au Rwanda, Jean-Michel Marlaud, aide à formation du gouvernement intérimaire (composé d’extrémistes représentant la fraction Hutu Power). Le génocide des Tutsi est ignoré par la France. N’est reconnu par l’ONU que le 8 juin. L’opération dite Turquoise, à partir du 22 juin, en vertu d’un mandat onusien. La faillite de Bisesero (trois jours d’inaction de la France pour secourir les Tutsi de Bisesero, 27-30 juin 1994, témoignages inédits dans ce livre). Le FPR prend Kigali le 4 juillet. Relève de la force Turquoise par les contingents africains de la MINUAR.

Lanceurs d’alerte et voix contraires (l’ambassadeur en Ouganda, Yannick Gérard et son premier collaborateur, Antoine Anfré, aujourd’hui ambassadeur de France au Rwanda ; exemple du général Jean Varret, chef de la mission militaire de coopération au Rwanda).

Après le génocide. L’improbable discours de Biarritz, 8 novembre 1994, par François Mitterrand. Un incroyable déni, jusqu’à aujourd’hui.

La chronologie et les citations lues à la fin de l’émission

Rappel chronologique

Août 1993 : les accords d’Arusha, ville située au nord de la Tanzanie, sont signés entre le gouvernement rwandais et le FPR de Paul Kagame, afin de mettre un terme au conflit commencé en 1990

6 avril 1994 : l’avion où se trouvent les présidents du Rwanda et du Burundi, Juvénal Habyarimana et Cyprien Ntaryamira, est abattu par un missile

7 avril : les massacres commencent

8 juin : le Conseil de sécurité dénonce les actes de génocide commis au Rwanda

22 juin : la France lance, avec l’autorisation de l’ONU, l’opération Turquoise

4 juillet : la capitale du Rwanda, Kigali, est prise par le FPR

17 juillet : c’est la date couramment retenue comme la fin du génocide.

La logique du déni, 1994-2024, trois citations

François Mitterrand, discours prononcé à Biarritz, le 8 novembre 1994

« Après les négociations d’Arusha, […] les conditions de la mort du Président Habyarimana, la guerre civile et les génocides qui s’en sont suivis, ont interrompu un processus de rétablissement de la paix qui était approuvé par l’ensemble des parties. Un peu plus loin. En vérité, vous le savez, aucune police d’assurance internationale ne peut empêcher un peuple de s’autodétruire, et on ne peut pas demander non plus l’impossible à la communauté internationale, et encore moins à la France tant elle est seule, lorsque des chefs locaux décident délibérément de conduire une aventure à la pointe des baïonnettes ou de régler des comptes à coup de machettes. Après tout, c’est de leur propre pays qu’il s’agit. »

Hubert Védrine, chronique publiée dans Le Point, 23 novembre 1996

« Toute élection donne […] arithmétiquement le pouvoir aux Hutus. Or, sans culture démocratique enracinée, pas de garantie pour les minorités. C’est donc par les armes que les Tutsis, très minoritaires, ont repris en 1994 au Rwanda le pouvoir perdu depuis l’indépendance, et qu’ils le gardent depuis lors. Comme le fait, au Burundi voisin, l’armée, tenue par les Tutsis. Les pouvoirs tutsis ne peuvent donc pas laisser se dérouler des élections libres, qu’ils perdraient. Alors, que faire ? Tourner le moulin à prières démocratique, émettre des vœux pieux, espérer une réconciliation entre Hutus et Tutsis ? Ce serait faire l’autruche. Pourquoi ne pas oser une solution radicale : un pays pour les Tutsis et un autre pour les Hutus ? »

Jean Glavany, droit de réponse publié dans Le Point, 22 février 2024

Le génocide des Tutsis au Rwanda a été une tragédie suffisamment douloureuse pour qu’on en traite avec circonspection et retenue. Plus loin. D’où vient cette offensive si violente, en France seulement, contre nos dirigeants de l’époque alors qu’à l’étranger on ne lit rien de tel dans de nombreux ouvrages sur le génocide rwandais ?  Pour le comprendre, il faut regarder du côté du président Kagamé. […] Il change soudain d’attitude en 2004 quand l’enquête du juge Bruguière sur l’attentat contre l’avion du président Habyarimana s’engage sur la piste de la responsabilité du FPR… de Kagamé. À partir de là seulement, il met en cause la France en recherchant tous les alliés possibles, notamment dans certains milieux intellectuels français que réunit une vieille vindicte anti-mitterrandienne, d’ailleurs très « deuxième gauche » et qui deviennent alors ses idiots utiles… L’acharnement revanchard conduit à de singulières alliances. Et fait une victime collatérale : la vérité historique. »

Des soldats français près de Butare, au Rwanda, le 3 juillet 1994