Emission 168 : Les écritures de la Shoah, avec Maxime Decout

Cent soixante-huitième numéro de Chemins d’histoire, neuvième de la cinquième saison

Émission diffusée le dimanche 12 novembre 2023

L’invité : Maxime Decout, professeur de littérature à Sorbonne-Université, auteur de Faire trace. Les écritures de la Shoah, Corti, 2023.

Le thème : Les écritures de la Shoah

Le canevas de l’émission

Le projet de l’auteur. Travaux sur le rôle de la judéité dans la création littéraire et le témoignage (Albert Cohen, Perec, Gary, Cixous). Travaux sur l’authenticité, les questions de l’imposture, du mensonge, du faux. La genèse du livre.

Au point du départ du livre : l’idée d’effacement, la question des traces et de leur destitution, thématique appréhendée dès l’avant-propos de différentes manières. Un exemple : propos confiés par Isaac Schiper, l’un de ceux qui ont participé à l’entreprise d’Emmanuel Ringelblum, lequel rassemble en cachette les archives du ghetto de Varsovie (Schiper est assassiné en 1943). Lecture des deux citations p. 7 et 8. Le génocide comme destruction même du fait, de la notion de fait, de la factualité du fait (voir les travaux de Marc Nichanian). L’effacement. Ouverture de Shoah de Claude Lanzmann (1985) dans la forêt de Chelmno, l’un des centres de mise à mort situés en Pologne, avec le témoignage de Simon Srebnik. Le processus d’extermination de masse et l’ensemble des manœuvres pour l’invisibiliser au cœur de ce film. Remplacer l’archive absente par le témoignage.

Simon Srebnik (1930-2006) témoignant dans le film Shoah (1985) de Claude Lanzmann

Mesurer les effets du processus d’effacement sur la littérature : tel est l’objet du livre. Méditer sur la manière dont l’effacement des traces dans le génocide a déterminé dès la guerre l’écriture de cet événement et comment il s’est agi de trouver des formes pour écrire contre l’effacement (tout contre et à l’encontre de celui-ci). Faire trace autant de l’effacement en lui-même que de ce qui était et n’est plus.

Quel corpus de textes ? Quels contextes de rédaction ? Quels auteurs et quelles autrices et quelles expériences vécues ? Les textes de la survivance (voir le chapitre 2) et les autres. La place des textes de la survivance : écrire depuis la mort en cours. L’exemple des manuscrits sous la cendre d’Auschwitz (textes émanant de membres du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau, exhumés entre 1945 et 1980, publiés et traduits tardivement), plus particulièrement des deux manuscrits signés par Zalmen Gradowski (p. 63-64 et p. 74, avec l’appel au lecteur en tant que garant de la survivance).

Jusqu’où va ce livre et pourquoi y intégrer le tourisme mémoriel et l’industrie de la mémoire, objet du chapitre 7 ?

Virgule

Quelques aspects du livre (1). Des œuvres qui s’écrivent en mal d’archive, en mal de cette archive engloutie, qui souffrent de son absence et la cherchent là où elle s’éclipse. Le concept emprunté à Jacques Derrida, les travaux de Catherine Coquio. Même à l’ère du témoin, le témoignage ne parvient pas à apaiser le mal d’archive. Le témoignage, censé suppléer l’absence d’archive sans pour autant se faire document, ne supprime pas le mal d’archive. Voir ce qu’en dit Claude Lanzmann (propos recueillis par Le Monde en 1994, à l’occasion de la sortie de La Liste de Schindler, le film de Spielberg, citation p. 87). Interroger le magnétisme exercé par le document. Cela paraît contradictoire, car la littérature est un système de significations quand le document est en attente de son interprétation. Voisinage complexe décrypté à l’aide du concept de devenir-document des œuvres, un mouvement vers le statut de document. Formes plurielles du devenir-document.

(2) Le mal d’archive, aussi mal de savoir, ne débouche pas sur un édifice intellectuel parfaitement maîtrisé, à l’origine plutôt d’un essayer-savoir. Voir ici les travaux de Georges Didi-Huberman. Voir aussi ce qu’en dit Anne-Lise Stern (le savoir-déporté), psychanalyste, elle-même déportée à Auschwitz par le convoi n° 71, autrice des Textes du retour, rédigés à l’été 1945. Savoir des lambeaux, savoir en lambeaux. Un savoir particulier qui génère des formes de mélancolie et des postures plus ou moins ironiques. Voir par exemple l’écriture de Charlotte Delbo (1913-1985, déportée à Auschwitz puis à Birkenau, autrice de Le Convoi du 24 janvier (1ère éd. 1965) et d’Auschwitz et après (t. 1er, Aucun de nous ne reviendra, 1ère éd. 1965 ; t. 2, Une connaissance inutile, 1970 ; t. 3, Mesure de nos jours, 1971). Ecriture très différente de celles de Robert Antelme, de David Rousset, de Primo Levi. Le savoir inutile, le savoir mélancolique d’Auschwitz (p. 148).

(3) L’essayer-savoir à travers les investigations sur la Shoah, fictionnelles ou non. Textes cités par l’auteur, textes signés par Patrick Modiano, Daniel Mendelsohn, Lydia Flem, Marianne Rubinstein, Ivan Jablonka, Marcel Cohen, Hélène Cixous. S’agit-il de se faire historien ? Mais que se passe-t-il quand on l’est précisément ? Voir l’Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus : une enquête, 1ère éd. en 2012, au Seuil, par Ivan Jablonka, livre qui raconte e livre raconte la vie des grands-parents paternels de l’auteur, Mates et Idesa Jablonka, depuis leur naissance dans un village polonais jusqu’à leur assassinat à Auschwitz, en 1943.

Lecture finale

Extrait d’un texte rédigé par Marcel Nadjary, né en 1917, mort en 1971, juif grec originaire de Thessalonique, membre du Sonderkommando de Birkenau entre mai 1944 et janvier 1945. Il s’agit d’une lettre adressée à des amis chers, auxquels Nadjary fait ses adieux, lettre enfermée dans une bouteille, enterrée aux abords du Crématoire III, retrouvée fortuitement en 1980, texte traduit en français par Loïc Marcou et édité en 2023 par les éditions Signes et balises et Artulis.

Prolongements

Le livre de Maxime Decout a fait l’objet d’une recension critique par Judith Lyon-Caen (« Le fait et sa destruction », recension publiée le 6 décembre 2023). Maxime Decout y a répondu ( « Lettre ouverte à Judith Lyon-Caen : pour une défense des études littéraires », texte paru le 18 décembre suivant).