Cent-quatorzième numéro de Chemins d’histoire, trente-troisième numéro de la troisième saison
Émission diffusée le dimanche 22 mai 2022
L’invitée : Luba Jurgenson, professeure d’études slaves à Sorbonne-Université, éditrice d’œuvres de Varlam Chalamov et autrice de Le Semeur d’yeux. Sentiers de Varlam Chalamov, éditions Verdier, 2022.
Le thème : Sur la trace de Varlam Chalamov (1907-1982)
Le canevas de l’émission
Le titre et la nature de l’ouvrage. Le Semeur d’yeux. Les vers de Vélimir Khlebnikov, poète russe (1885-1922): « Et avec horreur / j’ai compris que j’étais invisibles à quiconque / qu’il fallait semer des yeux / que le semeur d’yeux devait venir ! ». La nature de ce livre, un peu particulier. L’expérience Chalamov. Un compagnonnage. Les textes lus et traduits, dont une bonne part aux éditions Verdier (en particulier Récits de la Kolyma, traduction par Luba Jurgenson avec Catherine Fournier et Sophie Benech, éditions Verdier, 2003, et édition de poche, Verdier, 2013 ; Souvenirs de la Kolyma, 2022, traduction Anne-Marie Tatsis-Botton, appareil critique par Luba Jurgenson).
L’espace chez Chalamov.
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Retour sur la vie et sur l’œuvre de Chalamov. Naît en 1907 (dernier de cinq enfants). Son père assure le service de l’église-cathédrale orthodoxe de Vologda, ville du Grand nord russe (à 500 km au Nord-Est de Moscou ; il avait exercé son ministère sur les îles aléoutiennes avant de venir se fixer à Vologda, voir le récit La Quatrième Vologda, éditions Verdier, 2008, traduction Sophie Benech).
La brisure de la Révolution d’octobre 1917. Père privé de ses fonctions alors qu’il fait partie de la branche réformiste des orthodoxes favorable au nouveau régime. Chalamov à Moscou, en 1924 : travail dans une tannerie des environs de la ville. Etudes de droit. Décembre 1929 : première arrestation de Chalamov (diffusion du testament de Lénine). « Le début de ma vie sociale ». Condamné à trois ans de travaux forcés dans une section spéciale à Vichéra, au nord de l’Oural. Passe d’abord par la prison des Boutyrki (« Ici, j’ai eu l’occasion de comprendre une fois pour toutes et de sentir de toute ma peau, de toute mon âme, que la solitude est l’état optimal de l’homme », passage cité p. 36). Voir le récit Vichéra, Verdier, 2000, traduction par Sophie Benech. Rentre à Moscou en 1931. Ecriture, poésie, premiers récits publiés. Décès des parents, naissance de sa fille, Lena.
1937 : deuxième arrestation. Envoyé dans l’Extrême-Orient soviétique, la Kolyma. 1943 : peine allongée de dix ans. En 1947, stage d’auxiliaire médical à Magadan (mer d’Okhotsk). Se remet à écrire des vers en 1949. 1951 : fin de sa peine. Assigné à résidence en Kolyma. S’installe à Kalinine sur la Volga, en 1953. A Moscou, en 1956 (réhabilité). Problèmes de santé, dès 1957. Récits de la Kolyma commencés dès 1954, publiés à l’étranger sans son contrôle dans les années 1960. La lettre de protestation de 1972. L’œuvre remise à une amie russe (Serontiskaia). 1979 : dans une maison de santé. Meurt dans un hôpital psychiatrique, en 1982.
Les textes de Chalamov. Un dédale d’archives et de notes. Comment s’y retrouver ? Comment les dater ? Voir les travaux et la biographie (parue en allemand, à Berlin, chez Mattes & Seitz, en septembre 2022) de Franziska Thun-Hohenstein.
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Les chemins de Chalamov (1). Varlam Chalamov et Alexandre Soljenitsyne. Les deux hommes se connaissent, Soljenitsyne a proposé à Chalamov de coécrire ce qui deviendrait L’Archipel du Gouag, Chalamov a refusé. Pour Chalamov, le camp est une expérience négative, alors que Soljenitsyne y détecte des possibilités de rédemption. Une forme de pessimisme radical ? Réflexions autour de l’espoir. « L’espoir, pour un détenu, c’est toujours une entrave. L’espoir, c’est toujours l’absence de liberté. Un homme qui espère, change de comportement, transige plus souvent avec sa conscience qu’un homme qui n’a aucun espoir. »
Les chemins de Chalamov (2). La langue et les sensations. Voir les Souvenirs de la Kolyma, passage cité p. 87-88. Extrait 1 (passage cité p. 87-88). Commentaire de ce passage. Sentiments primitifs. Animalité. Mais l’homme n’est pas un animal ! Sinon, il serait sauvé ! La littérature doit montrer l’homme biologique (p. 54). Voir aussi le témoignage de Julius Margolin (1900-1971, Condition inhumaine, 1949).
Les chemins de Chalamov (3). Voir en particulier le récit placé par Chalamov en tête des Récits de la Kolyma, « Sur la neige », comme un manifeste littéraire (1956). Extrait 3 et commentaires.
Epilogue : Varlam Chalamov aujourd’hui.
Les deux extraits lus dans la dernière partie de l’émission
Extrait 1
« En quelle langue parler au lecteur ? Si je privilégiais l’authenticité, la vérité, ma langue serait pauvre, indigente. […] L’enrichissement de la langue, c’est l’appauvrissement du récit en ce qui concerne les faits, l’authenticité.
Je suis obligé d’écrire dans la langue qui est à présent la mienne, et, bien sûr, elle n’a que peu de chose en commun avec la langue qui suffisait à transmettre les sentiments primitifs et les pensées dont je vivais ces années-là. J’essaierai de restituer la suite de mes sensations – je ne vois que ce moyen de préserver l’authenticité de la narration. Tout le reste (pensées, paroles, descriptions de paysages, citations, raisonnements, scènes de la vie courante) ne sera pas suffisamment vrai. Et pourtant je voudrais que ce soit la vérité de ce jour-là, la vérité d’il y a vingt ans, et non la vérité de mon actuelle appréhension du monde. »
Extrait 2
« Comment trace-t-on une route à travers la neige vierge ? Un homme marche en tête, suant et jurant, il déplace ses jambes à grand-peine, s’enlise constamment dans une neige friable, profonde. Il s’en va loin devant : des trous noirs irréguliers jalonnent sa route. Fatigué, il s’allonge sur la neige, allume une cigarette et la fumée du gros gris s’étale en un petit nuage bleu au-dessus de la neige blanche étincelante. L’homme est reparti, mais le nuage flotte encore là où il s’était arrêté : l’air est presque immobile. C’est toujours par de belles journées qu’on trace les routes pour que les vents ne balaient pas le labeur humain. L’homme choisit lui-même ses repères dans l’infini neigeux : un rocher, un grand arbre ; il meut son corps sur la neige comme le barreur conduit son bateau sur la rivière d’un cap à l’autre.
Sur la piste étroite et trompeuse ainsi tracée, avance une rangée de cinq à six hommes. Ils ne posent pas le pied dans les traces, mais à côté. Parvenus à un endroit fixé à l’avance, ils font demi-tour et marchent à nouveau de façon à piétiner la neige vierge, là où l’homme n’a encore jamais mis le pied. La route est tracée. Des gens, des convois de traîneaux, des tracteurs peuvent l’emprunter. Si l’on marchait dans les pas du premier homme, ce serait un chemin étroit, visible mais à peine praticable, un sentier au lieu d’une route, des trous où l’on progresserait plus difficilement qu’à travers la neige vierge. Le premier homme a la tâche la plus dure, et quand il est à bout de force, un des cinq hommes de tête passe devant. Tous ceux qui suivent sa trace, jusqu’au plus petit, au plus faible, doivent marcher sur un coin de neige vierge et non dans les traces d’autrui. Quant aux tracteurs et aux chevaux, ils ne sont pas pour les écrivains mais pour les lecteurs. »


Varlam Chalamov en 1929 et en 1937